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sa prose. Il me mande qu’il m’attend à Berlin l’année prochaine ; et Bertrand ira très volontiers faire avec lui de la prose, et même des vers sur tout ce qui se passe, depuis la Nouvelle-Yorck jusqu’au Kamtchatka. En attendant, Bertrand finit ici sa prose à Raton, et l’exhorte à faire main-basse, en vers et en prose, sur les sots dont ce meilleur des mondes fourmille.


Paris, 23 novembre 1776.


Nos lettres, mon cher maître, se sont croisées sans doute. Vous avez dû recevoir, peut-être le même jour que vous m’avez écrit, celle où je vous apprenais le nom du pauvre chrétien devenu Juif, qui voudrait vous faire circoncire bien plus que le prépuce, s’il en était le maître. Je vous ai dit qu’il se nomme Guenée, ci-devant professeur de basses classes dans un collège de Paris, et aujourd’hui sous-sacristain de je ne sais quelle chapelle à Versailles. Je vous apprenais aussi, dans ma lettre, les nouvelles galanteries du roi de Prusse, et les vers qu’il m’a adressés. Mon projet est bien en effet de l’aller voir au printemps prochain, et de passer l’été avec lui. En allant ou en revenant, j’irai vous embrasser. M. de Condorcet a lu, à la rentrée de la Saint-Martin, un éloge charmant du P. Leseur, un des deux minimes commentateurs de Newton, et ami de notre pauvre P. Jacquier. Vous savez le triste état où est madame Geoffrin depuis trois mois. Sa fille, madame de La Ferté-Imbault, vendue à la cabale dévote, dont elle est la servante, a trouvé moyen d’écarter d’auprès de sa mère tous ses anciens et meilleurs amis, à commencer par moi. Elle m’a écrit à ce sujet une lettre qui ne vaut pas celle du roi de Prusse, mais qui est une pièce rare pour l’insolence et la bêtise. Croiriez-vous que je ne sais quelle canaille vient de faire imprimer une comédie intitulée le Bureau d’esprit, où cette pauvre femme mourante est fort dénigrée, à la vérité si platement, que cela ne se peut lire ? On m’assure que cette rapsodie se trouve chez votre protégé Moureau, sur le quai de Gêvres. Ces libraires vendent de tout pour gagner de l’argent. Oh ! que de canailles grandes et petites, dans ce meilleur des mondes possibles ! Ce que je trouve de plus fâcheux, c’est qu’il fait un temps du diable, et qu’il faut attendre six mois les beaux jours pour vous aller voir. Adieu, mon cher et illustre et ancien ami ; je vous embrasse corde et animo.