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les déserteurs seront pris et pendus. Ce qui me fâche, c’est que la graisse de ces pendus ne sera bonne à rien, car ils sont bien secs et bien maigres. Adieu, mon cher et illustre ami ; je crierai dimanche, en allant à la charge : Vive Saint-Denis-Voltaire, et meure Georges-Shakespeare.


Paris, 27 auguste 1776.


M. le marquis de Villevieille a dû, mon cher et illustre maître, partir pour Ferney hier de grand matin. Il se proposait de crever quelques chevaux de poste, pour avoir le plaisir de vous rendre compte le premier de votre succès. Il a été tel que vous pouviez le désirer. Vos réflexions ont fait très grand plaisir, et ont été fort applaudies. Les citations de Shakespeare, la Chronique de Metz, le roi Borboduc, etc., ont fort diverti l’assemblée. On m’en a fait répéter plusieurs endroits, et les gens de goût ont surtout écouté la fin avec beaucoup d’intérêt. Je n’ai pas besoin de vous dire que les Anglais qui étaient là, sont sortis mécontents, et même quelques Français qui ne se contentent pas d’être battus par eux sur terre et sur mer, et qui voudraient encore que nous le fussions sur le théâtre. Ils ressemblent à la femme du Médecin malgré lui, « je veux qu’il me batte, moi, » mais heureusement tous vos auditeurs n’étaient pas comme cette femme et comme eux. Je vous ai lu avec tout l’intérêt de l’amitié, tout le zèle que donne la bonne cause ; j’ajoute même avec l’intérêt de ma petite vanité ; car j’avais fort à cœur de ne pas voir rater ce canon, lorsque je m’étais chargé d’y mettre le feu. J’ai eu bien regret aux petits retranchements qu’il a fallu faire, pour ne pas trop scandaliser les dévots et les dames ; mais ce que j’avais pu conserver a beaucoup fait rire, et a fort contribué, comme je l’espérais, au gain complet de la bataille. Je vais faire mettre au net l’ouvrage tel que je l’ai lu, afin de vous le renvoyer comme vous le désirez. Vous y ferez les additions que vous jugerez à propos ; mais je vous préviens qu’il sera nécessaire de retrancher les ordures de Shakespeare, si vous voulez que l’Académie fasse imprimer l’ouvrage par son libraire ; et peut-être l’ouvrage y perdra-t-il quelque chose. Au reste, donnez-moi là-dessus vos ordres ; et quoique l’Académie doive entrer en vacances le 1er. de septembre, je prendrai mes mesures auparavant pour que cette impression puisse se faire de son aveu. Adieu, mon cher maître ; je suis très flatté que vous m’ayez choisi pour sonner la charge sous vos ordres, et en vérité assez content de la manière dont je m’en suis acquitté. Je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime.