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qu’une certaine classe de littérateurs s’efforce d’accréditer. Je m’attends bien que vous donnerez votre consentement à cette lecture, et que vous m’écrirez une lettre honnête pour l’Académie. Vous pourriez, au lieu de grossièretés (inlisibles publiquement) que vous citez de Shakespeare, y substituer quelques autres passages ridicules et lisibles, qui ne vous manqueront pas. Vous pourriez même ajouter à votre diatribe tout ce qui peut contribuer à la rendre piquante, quoiqu’elle le soit déjà beaucoup. Par malheur, le temps nous presse un peu ; car notre assemblée publique est d’aujourd’hui en trois semaines ; et il serait bon que votre diatribe corrigée me parvînt avant le lundi, 19 de ce mois. Pour abréger le temps, envoyez-moi, si vous voulez, vos additions, en cas que vous en ayez à faire, et je me chargerai des retranchements qui ne sont pas difficiles, et qui ne feront rien perdre à l’ouvrage. Au reste, si vous consentez à la lecture publique, comme je l’espère, il sera bon que l’ouvrage ne soit pas imprimé avant le 25, qui sera le jour de cette lecture.

Réponse, mon cher maître, sur tous ces points, et la plus prompte qu’il sera possible. Je vous embrasse tendrement.


Paris, 20 auguste 1776.


Vos ordres seront exécutés, mon cher et illustre maître ; je vous lirai, à l’assemblée de dimanche prochain, et je vous lirai de mon mieux, quoique vos ouvrages n’aient pas besoin d’être aidés par le lecteur. Je regarde ce jour comme un jour de bataille, où il faut tâcher de n’être pas vaincus comme à Crécy et à Poitiers, et où le sous-lieutenant Bertrand secondera, de ses faibles pattes, les griffes du feld-maréchal Raton. Bertrand est seulement bien fâché qu’on ait été obligé de couper quelques-unes de ces griffes, par révérence pour les dames ; mais l’imprimeur les rétablira, et Raton est prié de les aiguiser encore. Au reste, Bertrand ne pense pas qu’en laissant, comme de raison, subsister ces griffes, la grave Académie puisse s’en charger, même à l’impression. Il vaudrait mieux imprimer l’ouvrage sans retranchements, en se contentant d’avertir qu’on en a retranché à la lecture publique, par respect pour l’assemblée et pour le Louvre, ce que le divin Shakespeare prononçait si familièrement devant la reine Elisabeth. Enfin, mon cher maître, voilà la bataille engagée et le signal donné. Il faut que Shakespeare ou Racine demeure sur la place. Il faut faire voir à ces tristes et insolents Anglais, que nos gens de lettres savent mieux se battre contre eux que nos soldats et nos généraux. Malheureusement il y a, parmi ces gens de lettres, bien des déserteurs et des faux-frères ; mais