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l’intérêt de l’argent : c’était à l’occasion d’une affaire où ils voulaient faire regarder M. Turgot comme fauteur de l’usure. Vous jugez du succès qu’aurait eu cette adroite imputation. Heureusement on leur a imposé silence sur cette affaire, et on leur a épargné le ridicule dont ils allaient encore se couvrir, quoiqu’ils soient déjà bien en fonds sur ce point.

Le rêve de Bailly sur ce peuple ancien, qui nous a tout appris, excepté son nom et son existence, me paraît un des plus creux qu’on ait jamais eus ; mais cela est bon à faire des phrases, comme d’autres idées creuses que nous connaissons, et qui font dire qu’on est sublime. J’aime mieux dire avec Boileau, en philosophie comme en poésie : Rien n’est beau que le vrai.

Ce Poncet est venu chez moi avec une lettre de vous. Je lui ai demandé quels étaient les Italiens si jaloux d’avoir ma figure, qui désiraient que je me soumisse encore à l’ennui de la faire modeler. Il m’a dit que c’était un secret. J’en ai conclu que ce grand sculpteur était encore un plus grand hâbleur, et je l’ai remercié de sa bonne volonté, en lui disant qu’un sculpteur célèbre de ce pays-ci venait de faire mon buste, et qu’il pouvait le copier s’il le voulait. Adieu, mon cher et illustre maître ; je crois que La Harpe va enfin être de l’Académie ; nous en avons grand besoin. Ce n’est pas que nous manquions de postulants pour s’enrôler, mais ils ne sont pas de taille. Vale et me ama.


24 juin 1776.


Je ne vous ai point appris mon malheur, mon très cher et très digne maître ; d’abord parce que je n’avais pas la force d’écrire, et ensuite parce que je n’ai pas douté que nos amis communs ne vous en instruisissent. Je ne m’apercevrai du secours de la philosophie, que lorsqu’elle aura pu réussir à me rendre le sommeil et l’appétit que j’ai perdus. Ma vie et mon âme sont dans le vide, et l’abîme de douleur où je suis me paraît sans fond. J’essaie de me secouer et de me distraire, mais jusqu’à présent sans succès. Je n’ai pu m’occuper, depuis un mois que j’ai essuyé cet affreux malheur, qu’à un éloge que j’ai lu à la réception de La Harpe, et dans lequel il y avait plusieurs choses relatives à ma situation, que le public a bien voulu sentir et partager. Ce succès n’a fait qu’augmenter mon affliction, puisqu’il sera ignoré pour jamais de la malheureuse amie qu’il aurait intéressée.

Adieu, mon cher maître ; quand ma pauvre âme sera plus calme et moins flétrie, je vous parlerai des autres chagrins que je partage avec vous, mais qui, en ce moment, sont étouffés par