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Paris, 22 février 1770.


Que vous êtes heureux, mon cher et illustre maître, de pouvoir, à votre âge de soixante et seize ans, vous occuper encore plusieurs heures par jour ! pour moi, je suis obligé depuis six semaines de renoncer à toute espèce de travail, grâce à une faiblesse de tête qui me permet à peine de vous écrire : elle me tourne presque autant qu’au nouveau contrôleur-général, dont vous aurez appris les belles opérations ; et aux pauvres libraires de l’Encyclopédie, dont vous aurez appris la déconfiture. Je voudrais bien aller partager votre solitude ; mais je ne puis, dans l’état où je suis, m’exposer à changer de place, quoique je ne me trouve pas trop bien à la mienne.

Vous n’êtes que trop bien informé de l’affaire de Martin ; il est très vrai que le procureur-général travaille à réhabiliter sa mémoire : cela fera grand bien au pauvre roué et à sa malheureuse famille dispersée et sans pain. En vérité, notre jurisprudence criminelle est le chef-d’œuvre de l’atrocité et de la bêtise. À propos, on dit que les Sirven ont été déclarés innocents au parlement de Toulouse ; on ajoute que la tragédie des Guèbres a été ou doit être représentée sur le théâtre de cette ville. C’est ici le cas des poltrons révoltés, et on pourrait dire :

Quid domini facient, audent cùm talia fures ?

Connaissez-vous le nouvel ouvrage de La Harpe, dont le sujet est une autre atrocité arrivée, il y a deux ans, dans un couvent de Paris, grâce encore à l’humanité et à la sagesse de nos lois ecclésiastiques, bien dignes de figurer avec nos lois criminelles ? Cet ouvrage me paraît bien supérieur à tout ce qu’il a fait jusqu’à présent, et pourrait bien lui ouvrir incessamment les portes de l’Académie. Que dites-vous de la traduction des Géorgiques de l’abbé Delille ? Je doute que celle de Simon Le Franc soit meilleure. À propos de vers, je me console dans mon inaction en lisant les vôtres, et je persiste dans ce que je vous disais, il n’y a pas longtemps, que Despréaux me paraît forger très habilement les siens, ou si vous voulez, les travailler fort bien au tour, Racine les jeter parfaitement en moule, et vous les créer.

Vous ne m’avez rien répondu sur ce que je vous ai mandé pour justifier un de vos plus zélés admirateurs, accusé très injustement auprès de vous ? Aurais-je eu le malheur de ne vous pas détromper ? vous pouvez cependant être bien sûr que je vous ai dit la pure vérité. Qu’est-ce qu’une madame Mazon de Meil-