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Paris, 31 mai 1768.


Je profite, mon cher et illustre maître, d’une occasion qui se présente pour vous écrire autrement que par la poste, et pour vous parler à cœur ouvert. Je sais que vous vous plaignez de vos amis et des discours qu’ils ont tenus, dites-vous, ou du moins laissé tenir sur la cérémonie que vous avez cru devoir faire le jour de Pâques dernier. Je ne sais pas s’il en est quelqu’un parmi eux qui l’ait blâmée hautement ; il est au moins bien certain que je ne suis pas de ce nombre, mais il ne l’est pas moins que je ne saurais l’approuver dans la situation où vous êtes. Peut-être ai-je tort ; car enfin vous savez mieux que moi les raisons qui vous ont déterminé : mais je ne puis m’empêcher de vous demander si vous avez bien réfléchi à cette démarche. Vous savez la rage que les dévots ont contre vous ; vous savez qu’ils vous attribuent, sans preuve, à la vérité, mais avec affirmation, toutes les brochures qui paraissent contre leur idole. Ils sont bien persuadés que vous en avez juré la ruine, et craignent même que vous ne réussissiez. Vous pouvez juger s’ils vous haïssent, et s’ils sont disposés à chercher les occasions de vous nuire. Avez-vous cru leur faire prendre le change, par le parti que vous avez pris ? la plupart font leurs pâques sans y croire ; ils ne vous croient point certainement plus imbécile qu’eux, et ne regardent les vôtres que comme un scandale de plus : c’est ainsi qu’ils s’en expliquent. Ils sont fâchés que le roi ne fasse pas les siennes ; mais c’est parce qu’ils espèrent qu’il les fera un jour de bonne foi : et que lui diront-ils alors de l’espèce de profanation qu’ils vous attribuent ? J’ai donc bien peur, mon cher ami, que vous n’ayez rien gagné à cette comédie peut-être dangereuse pour vous. On dit que l’évêque d’Annecy vous a écrit à ce sujet une lettre insolente et fanatique ; si cet évêque n’était pas un polisson de savoyard, il vous aurait peut-être fait beaucoup de mal. Quoiqu’il en soit, croyez, mon cher maître, encore une fois, que l’amitié seule m’engage à vous dire ce que je pense sur cet article, que je n’en ai parlé aussi franchement qu’à vous seul, et que je ne tiens point le même discours aux indifférents. Quand vous feriez vos pâques tous les jours, je ne vous en serais pas moins attaché comme au soutien de la philosophie et à l’honneur des lettres. Sur ce, je vous demande votre bénédiction, et surtout votre amitié, en vous embrassant de tout mon cœur.