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bout, malgré le désir édifiant que vous en avez, de rendre la vertu ridicule ; je vous conseille de renoncer à cette digne entreprise, et de changer de conversation pour votre honneur et pour votre repos.

Bien instruite, mais peu blessée de l’aversion que ces femmes lui portaient, madame Geoffrin, si elle n’eût écouté que son amour-propre, aurait peut-être été flattée de se voir l’objet de l’envie : vous pouvez en juger par l’espèce de commisération qu’elle témoignait pour une femme qu’elle avait connue et peu regrettée ; femme à petits talents et à grandes prétentions, membre de plusieurs académies, auteur de plusieurs ouvrages loués à outrance, ainsi que beaucoup d’autres sottises du temps, dans tous les journaux, et restée, malgré tout cela, sans réputation comme sans détracteurs. Hélas ! disait madame Geoffrin en soupirant, cette pauvre créature, avec tous ses preneurs et tous ses titres, a cruellement joué de malheur ; elle n’a pu parvenir à se faire une ennemie, même parmi les femmes.

Les ridicules de la vanité, dans tous les genres et dans tous les états, la frappaient plus vivement que tout le reste des impertinences humaines ; et quoiqu’elle parlât de ces ridicules sans aucun fiel, car elle n’en avait jamais, elle se permettait de les apprécier avec autant de gaîté que de franchise. Une femme de sa connaissance la plus intime, née bourgeoise, et se croyant devenue, par son mariage, femme de qualité, lui parlait sans cesse de sa maison et du grand monde où elle vivait, et lui laissait même entrevoir, sans trop s’en douter, le mépris dont elle honorait sa mère, qui lui paraissait presque une personne du peuple, et peu faite au moins pour lui être comparée par le rang et la naissance. Madame Geoffrin, qui recevait quelquefois des lettres de cette femme, avait la bonté de m’en faire part, et s’amusait avec moi de toutes les inepties que ces lettres renfermaient, et pour les choses et pour le style. Que la vanité a peu d’esprit, ajoutait-elle ! mais cette femme n’a pour vivre que sa vanité, et après tout il faut qu’elle vive. J’étais quelquefois tenté de lui répondre comme M. d’Argenson à l’abbé Desfontaines : Je n’en vois pas la nécessité.

Quand elle voyait dans ses amis des travers et des écarts, elle ne se permettait pas d’en parler à d’autres qu’à eux ; mais souvent aussi elle les leur reprochait avec une force qui aurait pu les blesser, s’ils en avaient moins connu le motif ; le tendre intérêt qui l’animait excusait tout à leurs yeux. Quelquefois elle se félicitait d’avoir réussi par ses remontrances à les rendre meilleurs ; elle prétendait, par exemple, s’il m’est permis de me citer ici, m’avoir corrigé de bien des défauts : je dois pourtant