Vous avez été, mon cher ami, vivement pénétré des détails touchants que renfermait ma première lettre, sur la digne amie que j’ai perdue. Hélas ! depuis deux ans qu’elle a disparu de la terre, et peut-être même du souvenir de tant de personnes qui se disaient ses amis, mon cœur est toujours si plein d’elle, que sans cesse il cherche à se répandre ; mais il a besoin, pour se soulager, de trouver des cœurs tels que le vôtre, qui sachent l’entendre et lui répondre. Permettez-moi donc de vous entretenir encore de quelques faits que j’ai recueillis à son sujet, et qui ajoutent de nouveaux traits à la peinture si intéressante de son esprit et de son âme. Je n’aurai peut-être de lecteur que vous ; mais quand on parle de ce qu’on a aimé tendrement, doit-on désira d’être lu par d’autres que par ceux dont on est aimé ?
Madame Geoffrin avait un procès qu’elle désirait de voir finir ; elle alla trouver un homme de lettres célèbre, dont elle était chérie, et qui connaissait l’avocat de la partie adverse : voyez, je vous prie, lui dit-elle, cet avocat, et accommodez avec lui mon ennuyeuse affaire. L’homme de lettres lui représenta qu’on pourrait exiger d’elle une somme considérable, et imposer à son aversion pour les procès cette taxe rigoureuse. Quel meilleur usage, répondit-elle, puis-je faire de mon argent, que d’en acheter mon repos ? Le négociateur réussit ; il était difficile qu’il échouât avec des pleins pouvoirs si étendus, et surtout si rares chez les plaideurs. Madame Geoffrin, pleine de reconnaissance, lui promit son portrait, que jusqu’alors elle n’avait voulu donner à personne. Au bout de quelque temps elle retourna chez lui : Vous n’aurez point mon portrait, lui dit-elle les larmes aux yeux ; trop de gens en seraient jaloux et me le demanderaient inutilement. Son ami voulut la consoler ; car, tout affligé qu’il était, elle souffrait encore plus que lui. Hélas ! dit-elle, ce ne sont pas les plaintes de mes amis que je redoute, ce sont les plaintes des gens qui ne m’aiment pas et qui font semblant de m’aimer.
Quelques femmes qui avaient, comme je vous l’ai dit, le malheur de la haïr et la bassesse de la déchirer, poussaient la maladresse du dénigrement et de la satire jusqu’à se moquer de ses œuvres de bienfaisance. Croyez-moi, madame, dit à l’une d’elles un honnête homme qui l’écoutait, vous ne viendrez jamais à