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Paris, 22 décembre 1765.


On a enfin accordé, mon cher maître, non à mes sollicitations, car je n’en ai fait aucune, mais aux démarches réitérées de l’Académie, aux cris du public, et à l’indignation de tous les gens de lettres de l’Europe, la magnifique pension de trois à quatre cents livres (car elle ne sera pas plus forte pour moi) qu’on jugeait à propos de me faire attendre depuis six mois. Vous croyez bien que je n’oublierai de ma vie cet outrage atroce et absurde ; je dis cet outrage, car le délai m’a plus offensé que n’aurait fait un prompt refus qui m’aurait vengé en déshonorant ceux qui me l’auraient fait. Vous avez pu voir, dans le Journal encyclopédique, la petite lettre que j’y ai fait insérer ; elle fait un contraste bien ridicule et bien avilissant pour ceux qui en sont l’objet, avec l’article du même journal mis en note au bas de cette lettre. Si jamais j’ai été tenté de prendre mon parti, je puis vous dire que je l’ai été vivement dans cette occasion. Le roi de Prusse me mettait bien à mon aise par les propositions qu’il me faisait ; mais j’ai résolu de ne me mettre jamais au service de personne, et de mourir libre comme j’ai vécu. On dit que Rousseau va à Postdam ; je ne sais si la société du roi de Prusse sera de son goût ; j’en doute, d’autant plus qu’il s’en faut de beaucoup que ce prince soit enthousiaste de ses ouvrages. Quant à moi, tout ce que je désirerais, ce serait d’être assez riche pour pouvoir me retirer dans une campagne, où je me livrerais en liberté à mon goût pour l’étude, qui est plus grand que jamais. L’affaiblissement de ma santé, les visites à rendre et à recevoir, la sujétion des Académies, auxquelles malheureusement ma subsistance est attachée, me rendent la vie de Paris insupportable. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que je ne vois nul moyen de parvenir à cet heureux état ; il mettrait le comble à mon indépendance, pour laquelle j’ai plus de fureur que jamais. J’ai fait un supplément à la Destruction des jésuites, où les jansénistes, les seuls ennemis qui nous restent, sont traités comme ils le méritent ; mais je ne sais ni quand, ni où, ni comment je dois le donner. Je voudrais bien servir la raison, mais je désire encore plus d’être tranquille. Les hommes ne valent pas la peine qu’on prend pour les éclairer ; et ceux même qui pensent comme nous, nous persécutent. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur.