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les étrangers me vengeront. Adieu, mon cher maître ; je ne vous dis rien de la porteuse de cette lettre, elle porte sa recommandation avec elle.


Paris, 13 auguste 1765.


Jai pensé, mon cher et illustre maître, aller demander ma pension au Père éternel, qui sûrement ne m’aurait pas traité plus mal qu’on ne le fait à Versailles. Une inflammation d’entrailles m’a mis un pied dans la barque à Caron, dans laquelle il me semble que je descendais sans regret. Heureusement ou malheureusement le grand danger n’a pas été long, quoique le médecin, qui craignait une fièvre maligne, n’ait osé prononcer pendant plusieurs jours. Je suis à présent bien rétabli, à un peu de faiblesse près. Quel beau livre j’ai soufflé aux jésuites et aux jansénistes ! et que de magnifiques choses ils auraient dites, si le diable m’avait emporté ! J’apprends, par une voie indirecte, qu’il a été au moment d’en faire autant de vous, mais que vous lui avez échappé comme moi. Il faut que le diable, qui nous guette l’un et l’autre, ne sache pas son métier, ou n’ait pas les serres bien fortes ; il se console apparemment en pensant que ce qui est différé n’est pas perdu.

Je suis bien aise que vous n’ayez point écrit en ma faveur à l’homme dont vous me parlez, par deux raisons ; la première, parce que je ne puis ni l’aimer ni l’estimer, ne fût-ce que par la protection ouverte qu’il a donnée à une satire infâme jouée sur le théâtre contre de fort honnêtes gens dont il n’avait point à se plaindre ; il s’est déclaré l’ennemi des lettres, et je ne crois pas que cela lui tourne à bien. Quoique je sente les inconvénients de la pauvreté, j’aime mieux rester pauvre que de devoir ma fortune à de pareilles gens, et je me souviens de trois beaux vers de Zaïre, que je crains pourtant d’estropier :

.... Il est affreux pour un cœur magnanime
D’attendre des bienfaits de ceux qu’on mésestime ;
Leurs refus sont affreux ; leurs bienfaits font rougir.

Ma seconde raison pour ne faire auprès de cet homme aucune démarche, c’est que je suis persuadé, encore une fois, qu’il a moins influé que vous ne croyez dans l’avanie qu’on m’a faite ; je crois que la cabale des dévots, dont le petit bout de ministre Saint-Florentin a eu peur, y a plus de part que lui. Ajoutez que ce petit bout de ministre, qui ne me voit jamais dans son antichambre avec mes autres confrères, a été tout capable de me prendre, par cela seul, en aversion, et de chercher à me