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tres, détrompez-vous ; je les vois pour vous et pour vos semblables, qui pouvez en avoir besoin : si tous ceux que j’aime étaient heureux et sages, ma porte serait tous les jours fermée à neuf heures, excepté pour eux.

Son indulgence pour les autres se montrait surtout dans la conversation. Elle supportait jusqu’aux bavards, si insupportables à la bonté même, quand elle n’est pas à toute épreuve. En vérité, disait-elle, je m’en accommode assez, pourvu que ce soient de ces bavards tout court, qui ne veulent que parler, et qui ne demandent pas qu’on leur réponde. Mon ami Fontenelle, qui leur pardonnait comme moi, disait qu’ils reposaient sa poitrine : ils me font encore un autre bien ; leur bourdonnement insignifiant est pour moi comme le bruit des cloches, qui n’empêche point de penser, et qui souvent y invite. Les bavards à prétention, qui se croient faits pour qu’on les écoute, et dans qui le besoin de parler est un besoin de vanité, étaient les seuls qu’elle souffrît avec peine : encore avait-elle soin qu’ils ne s’en aperçussent pas. Je voudrais, disait-elle de l’un d’eux, que lorsqu’il me parle, Dieu me fît la grâce d’être sourde sans qu’il le sût ; il parlerait et croirait que je l’écoute, et nous serions contens tous deux.

Avec tant de vertus, de bonté, de bienfaisance, croirait-on que madame Geoffrin eût des ennemis ? eh ! qu’y faire ? Fénélon en avait bien : il faut se soumettre à cette cruelle loi de la nature, et pleurer sur l’espèce humaine. Il est vrai que madame Geoffrin n’avait guères d’ennemis que parmi les femmes, et j’en suis bien fâché pour elles ; encore dois-je avouer, à leur honneur, que ces ennemies étaient en bien petit nombre, et que toutes les femmes dont elle était vraiment connue, la chérissaient et la respectaient. Quand elle se voyait l’objet de la haine, le sentiment qu’elle lui inspirait était celui de la pitié, non pas de cette pitié qui méprise et qui humilie, mais de celle qui plaint et qui pardonne. Si vous trouvez, disait-elle à ses amis, des gens qui me haïssent, gardez-vous de leur dire le peu de bien que vous pensez de moi ; ils m’en haïraient davantage ; ils en seraient plus tourmentés, et je voudrais bien qu’ils ne le fussent pas.

Telle était, mon cher ami, celle que la vertu, la société, l’humanité enfin, dans tous les sens possibles de ce mot, ont eu le malheur de perdre, et que j’ai perdue plus que personne : elle m’aimait comme son fils ; ma confiance en elle était sans bornes. Hélas ! j’ai vu périr dans l’espace d’une année les deux personnes qui m’étaient les plus chères, et j’étais assez heureux pour que ces deux personnes s’aimassent tendrement. Elles