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prendrais à votre place, répondez-lui avec le sang-froid et la dignité qui vous conviennent. Il me semble que vous avez beau jeu, ne fût-ce qu’en opposant aux horreurs qu’il dit aujourd’hui de sa patrie tous les éloges qu’il en a faits, il y a quatre ou cinq ans, dans la dédicace d’un de ses ouvrages, sans compter son petit procédé avec moi, à qui il a donné tort et raison, selon que ses intérêts l’exigeaient. Il est bien fâcheux que la discorde soit au camp de la philosophie, lorsqu’elle est au moment de prendre Troie. Tâchons du moins de n’avoir rien à nous reprocher de ce qui peut nuire à la cause commune.


Paris, 27 février 1765.


Mon cher et illustre maître, je compte que nous aurons bientôt ici la Destruction, car frère Damilaville m’a dit, il y a plusieurs jours, que vous lui aviez mandé, il y avait aussi plusieurs jours, que tout était fini. Dieu veuille que cette Destruction puisse servir in ædificationem multorum ! Nous verrons ce que les pédants à grande et à petite queue en diront. Je m’attends à quelques hurlements de la part des seconds, et peut-être à quelques grincements de dents de la part des premiers ; mais je compte m’être si bien mis à couvert de leurs morsures, que fragili quærens illidere dentem offendent solido. Enfin nous verrons : s’ils avalent ce crapaud, je leur servirai d’une couleuvre, elle est toute prête : je ferai seulement la sauce plus ou moins piquante, selon que je les verrai plus ou moins en appétit. Je respecterai toujours, comme de raison, la religion, le gouvernement, et même les ministres ; mais je ne ferai point de quartier à toutes les autres sottises, et assurément j’aurai de quoi parler.

On dit que vous avez renoncé aux Délices, et que vous n’habitez plus le territoire de la parvulissime. Je vous conseillerais cependant, attendu les pédants à grands rabats, qui deviennent de jour en jour plus insolents et plus sots, de conserver toujours un pied à terre chez nos bons amis les Suisses.

Fréron a pensé aller au Fort-l’Évêque ou Four-l’Évêque, pour avoir insulté grossièrement, à son ordinaire, mademoiselle Clairon : elle s’en est plainte, mais le roi son compère[1] et la reine ont intercédé pour ce maraud qui est toujours cependant aux arrêts chez lui, sous la verge de la police. Il est bien honteux qu’un pareil coquin trouve des protections respectables ; en vérité, on ne peut s’empêcher d’en pleurer et d’en rire. Puisque les choses sont ainsi, je prétends moi aussi avoir mon franc-

  1. Le roi Stanislas était le parrain du fils de Fréron.