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on les secoue et on les écrase ; ce sont les ennemis cachés et puissants, ce sont les faux amis qui sont à craindre. Je me pique de savoir démêler un peu les uns et les autres, et assurément ils ne peuvent pas se vanter de m’avoir pris pour dupe. Votre contemporain d’Argenson est mort assez joliment ; une heure avant que d’expirer, il disait à son curé qui lui parlait de sacrements : Cela ne presse pas. On dit pourtant qu’il a eu l’extrême-onction ; grand bien lui fasse ! c’est un homme que les gens de lettres doivent regretter, du moins il ne les haïssait pas.

Ma bonne amie de Russie vient de faire imprimer un grand manifeste sur l’aventure du prince Ivan qui était en effet, comme elle le dit, une espèce de bête féroce. Il vaut mieux, dit le proverbe, tuer le diable, que le diable nous tue. Si les princes prenaient des devises comme autrefois, il me semble que celle-là devrait être la sienne. Cependant il est un peu fâcheux d’être obligé de se défaire de tant de gens, et d’imprimer ensuite qu’on en est bien fâché, mais que ce n’est pas sa faute. Il ne faut pas faire trop souvent de ces sortes d’excuses au public. Je conviens avec vous que la philosophie ne doit pas trop se vanter de pareils élèves ; mais que voulez-vous ? il faut aimer ses amis avec leurs défauts. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; c’est dommage que le papier me manque, car je suis en train de bien dire, aussi mon estomac va-t-il mieux ; on cherche le siège de l’âme, c’est à l’estomac qu’il est.

P. S. À propos, j’oublie de vous dire que vous n’avez point écrit au président Hénault qui vous a envoyé son portrait. Cela est assez mal, surtout quand on a le temps d’écrire à madame du Deffant.


Paris, 10 octobre 1764.


Vous me paraissez, mon illustre maître, bien alarmé pour peu de chose ; j’ai déjà tâché de vous rassurer par ma lettre précédente, et je vous répète que je ne vois pas jusqu’ici de raison de vous inquiéter. Et quelle preuve a-t-on que vous soyez l’auteur de cette production diabolique ? et quelle preuve peut-on en avoir ? et sur quel fondement peut-on vous l’attribuer ? Vous me mandez que c’est un petit ministre postulant, nommé Dubut, qui est l’auteur de cette abomination ; au lieu du petit ministre Dubut, j’avais imaginé le grand diable Belzébuth : je me doutais bien qu’il y avait du Buth à ce nom-là, et je vois que je ne me trompais guère. S’il ne tient qu’à crier que l’ouvrage n’est pas de vous, ne vous mettez pas en peine ; je vous réponds, comme Crispin, d’une bouche aussi large qu’il est possible de le