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tises qu’il me dira, que celles que vous lui dicterez… Je voudrais, ajoutait-elle, qu’on fît une question à tous les malheureux qui vont subir la mort pour leurs crimes : avez-vous aimé les enfants ? je suis sûre qu’ils répondraient que non.

On peut juger par-là qu’elle regardait la paternité comme le plaisir le plus doux de la nature. Mais plus ce plaisir était sacré pour elle, plus elle voulait qu’il fût pur et sans trouble. C’est pour cela qu’elle priait ceux de ses amis qui étaient sans fortune, de ne pas se marier. Que deviendront, leur disait-elle, vos pauvres enfants, s’ils vous perdent de bonne heure ? pensez à l’horreur de vos derniers moments, quand vous laisserez malheureux après vous ce que vous aurez eu de plus cher ! Quelques-uns de ceux à qui elle parlait ainsi se mariaient malgré ses remontrances ; ils lui amenaient leurs petits enfants ; elle pleurait, les embrassait, et devenait leur mère.

Elle aurait voulu, non-seulement prolonger sa bienfaisance jusqu’après sa mort, mais la prolonger par les mains de ses amis : On les bénirait, disait-elle, et ils béniraient ma mémoire. Elle mit douze cents livres sur sa tête et sur celle d’un ami qui avait peu de fortune. Si vous devenez plus riche, lui dit-elle, donnez cet argent pour l’amour de moi quand je ne pourrai plus le donner.

Toujours occupée de ceux qu’elle aimait, toujours inquiète pour eux, elle allait même au devant de ce qui pouvait troubler leur bonheur. Un jeune homme à qui elle s’intéressait, jusqu’alors uniquement livré à l’étude, fut saisi et frappé, comme subitement, d’une passion malheureuse qui lui rendait et l’étude et la vie même insupportables : elle vint à bout de le guérir. Quelque temps après elle s’aperçut que ce jeune homme lui parlait avec intérêt d’une femme aimable qu’il voyait depuis peu de jours. Madame Geoffrin, qui connaissait cette femme, l’alla trouver : Je viens, lui dit-elle, vous demander une grâce ; ne témoignez pas à *** trop d’amitié ni d’envie de le voir, il deviendrait amoureux de vous, il serait malheureux, je le serais de le voir souffrir, et vous souffririez vous-même de lui avoir fait tant de mal. Cette femme, vraiment honnête, lui promit ce qu’elle demandait, et lui tint parole.

Comme elle rassemblait chez elle les personnes les plus distinguées par le rang et la naissance, qu’elle paraissait même les rechercher quelquefois, on s’imaginait qu’elle était très flattée de les voir. On la jugeait mal ; elle n’était en aucun genre la dupe des préjugés, mais elle les ménageait pour être utile à ses amis. Vous croyez, disait-elle à un des hommes qu’elle aimait le plus, que c’est pour moi que je vois des grands et des minis-