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sais si je me trompe, mais il me semble, à en juger par bien de petites circonstances, que depuis la mort d’une certaine dame, qui n’aimait pourtant pas les philosophes, le parti jésuitique commence à revirer tant soit peu de bord, à la vérité insensiblement, et comme le père Canaye, par un mouvement de fesse imperceptible. Si ce mouvement de fesse allait en s’accélérant comme la chute des graves, la pauvre philosophie se trouverait une seconde fois dans le margouillis dont Dieu et vous la vouliez préserver. En attendant, il faut qu’elle se tienne à la fenêtre, pour voir la fin de tout ceci, sans pourtant se refuser le plaisir de jeter de temps en temps quelques pétards aux passants qui lui déplairont, lorsqu’elle n’aura point à craindre que cette miévreté la fasse mettre à l’amende. À propos, on m’a prêté cet ouvrage attribué à Saint-Evremont, et qu’on dit de du Marsais, dont vous m’avez parlé il y a longtemps : cela est bon, mais le testament de Meslier, par extrait, vaut encore mieux. On m’a parlé aussi d’un dictionnaire (le Dictionnaire philosophique) où beaucoup d’honnêtes fripons ont rudement sur les oreilles ; je voudrais bien qu’il me fût possible d’en avoir un exemplaire. Si vous connaissiez l’auteur, vous devriez bien lui dire de m’en faire tenir un par quelque voie sûre ; il peut être persuadé que j’en ferai bon usage. Eh bien ! voilà pourtant les Calas qui vraisemblablement gagneront tout-à-fait leur procès, et tout cela grâce à vous. Messieurs les pénitents blancs devraient bien rougir d’être si noirs. Adieu, mon cher philosophe ; vous ne me parlez jamais de madame Denis ? est-ce qu’elle m’a entièrement oublié ? Je voudrais bien vous aller embrasser, mais j’ai un estomac qui me joue d’aussi mauvais tours que si je l’obligeais à digérer tout ce qui se fait et tout ce qui se dit en France.


Paris, 29 août, ou auguste, ou sextile 1764, comme il vous plaira.


Vous recevrez, mon cher et illustre maître, presque en même temps et peut-être en même temps que cette lettre, par le canal du frère Damilaville, un ouvrage intitulé : Sur le sort de la poésie en ce siècle philosophe, avec d’autres pièces de littérature et de poésie, dont je recommande l’auteur à vos bontés. C’est un de mes amis nommé Chabanon, de l’Académie des belles-lettres, qui est digne par ses talents et son caractère de vous intéresser. Je crois que vous serez content et de l’ouvrage et de la lettre qu’il y a jointe, et je compte assez sur votre amitié pour moi, pour espérer que vous voudrez bien l’étendre jusqu’à lui.