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porelles, les seules qui leur fussent promises : il ne leur était défendu ni de croire, ni d’attaquer l’immortalité de l’âme, dont leur charmante loi ne leur parlait pas. Cette immortalité était donc une simple opinion d’école, sur laquelle leurs docteurs étaient libres de se partager, comme nos vénérables théologiens se partagent en scotistes, thomistes, mallebranchistes, descartistes, et autres rêveurs et bavards en istes. Direz-vous pour cela que ces messieurs sont tolérants, eux qui jetteraient si volontiers dans le même feu calvinistes, anabaptistes, piétistes, spinosistes, et surtout philosophes, comme les Juifs auraient jeté Philistins, Jébuséens, Amorrhéens, Cananéens, etc., dans un beau feu que les Pharisiens auraient allumé d’un côté, et les Saducéens de l’autre ? Juifs et chrétiens, rabbins et sorbonnistes, tous ces polissons consentent à se partager entre eux sur quelques sottises ; mais tous crient de concert haro sur le premier qui osera se moquer des sottises sur lesquelles ils s’accordent. C’est une impiété de ne pas convenir avec eux que Dieu est habillé de rouge, mais ils disputent entre eux si les bas sont de la couleur de l’habit.

J’ai bien peur, ainsi que vous, mon cher et illustre confrère, qu’on ne puisse faire un traité solide de la tolérance, sans inspirer un peu cette indifférence fatale qui en est la base la plus solide. Comment voulez-vous persuader à un honnête chrétien de laisser damner tranquillement son cher frère ? Mais, d’un autre côté, c’est tirer la charrue en arrière, que de dire le moindre mot d’indifférence à des fanatiques qu’on voudrait rendre tolérants. Ce sont des enfants méchants et robustes qu’il ne faut pas obstiner, et ce n’est pas le moyen de les gagner que de leur dire : Mes chers amis, ce n’est pas le tout que d’être absurde, il faut encore n’être pas atroce. La matière est donc bien délicate, et d’autant plus que tous les prédicateurs de la tolérance, parmi lesquels je connais même quelques honnêtes prêtres, quelques évêques qui ne les désavouent pas, sont véhémentement suspectés, comme disent nosseigneurs du parlement, et plusieurs atteints et convaincus de cette maudite indifférence si raisonnable et si pernicieuse. Mon avis serait donc de faire à ces pauvres chrétiens beaucoup de politesses, de leur dire qu’ils ont raison, que ce qu’ils croient et ce qu’ils prêchent est clair comme le jour, qu’il est impossible que tout le monde ne finisse par penser comme eux ; mais qu’attendu la vanité et l’opiniâtreté humaine, il est bon de permettre à chacun de penser ce qu’il voudra, et qu’ils auront bientôt le plaisir de voir tout le monde de leur avis ; qu’à la vérité il s’en damnera bien quelques-uns en chemin jusqu’au moment marqué par Dieu le père pour