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voudrais que les avocats de la famille infortunée des Calas eussent mis dans leurs mémoires moins de pathos et plus de pathétique ; mais je conviens avec vous que leur zèle et leur désintéressement font un véritable honneur à notre siècle ; tant de vertu me fait désirer une éloquence qui y réponde. Je plaindrais mademoiselle Corneille, si elle n’avait pour dot que les souscriptions des gens de Versailles. Tout le Mercure est infecté d’épitaphes de Crébillon, qui sont ignorées comme ses vers ; voici celle que je ferais à quelqu’un de votre connaissance, à condition qu’elle ne servirait de longtemps : Il fut l’auteur de la Henriade…., etc., etc., et maria la nièce du grand Corneille.

Avec cette épitaphe-là, on peut se passer d’un mausolée fait par Le Moine, et même d’être loué après sa mort dans le Mercure ; mais, en attendant les petits cousins que vous aller donner à Cinna, puissiez-vous, mon cher maître, donner encore longtemps des frères à Tancrède ! J’attends l’Héraclius de Caldéron, mais je suis bien plus curieux de l’Histoire générale. Vous avez bien fait de n’y pas peindre le genre humain tout-à-fait de face ; ce triste visage n’est pas bon à être vu dans toute la difformité de ses traits ; je crains même qu’il ne se trouve trop hideux étant montré de trois-quarts, et qu’il ne lui prenne envie de brûler le tableau, et de crier au feu contre le peintre qui heureusement se trouvera à cent lieues des Omer et des Berthier. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; conservez bien vos yeux, sans quoi les fanatiques diraient que vous ressemblez à Tirésias, que les dieux aveuglèrent pour avoir révélé leur secret aux hommes. Vivez, voyez et écrivez longtemps pour l’honneur des lettres, pour le progrès de la raison, et pour le bien de l’humanité ; et souvenez-vous quelquefois qu’il y a sur les bords de la Seine un homme qui vous aime, vous honore et vous admire, et qui vous eût conservé les mêmes sentiments sur les bords de la Sprée et sur ceux de la Néva.


Postdam, 7 auguste 1763.


Depuis six semaines, mon cher confrère, que je suis arrivé ici, j’ai toujours voulu vous écrire sans en pouvoir trouver le moment ; différentes occupations et des distractions de toute espèce m’en ont empêché ; cependant je ne veux pas retourner en France sans vous donner signe de vie. Mon voyage a été des plus agréables, et le roi me comble de toutes les bontés possibles. Je puis vous assurer que ce prince est supérieur à la