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Paris, 17 novembre 1762.


Vous auriez eu très grand tort, mon cher et illustre maître, de faire une satire contre un ministre à qui vous avez, dites-vous, de si grandes obligations ; vous auriez même eu tort de l’outrager, quand vous eussiez été intéressé dans la comédie des Philosophes, dont il a procuré et favorisé la représentation. Il ne faut jamais attaquer plus fort que soi. D’ailleurs, c’est peine perdue que l’éloge ou la satire d’un homme en place, parce que toutes ses actions étant, pour ainsi dire, au soleil, il n’y a personne qui ne sache par soi-même ce qu’il peut mériter de louanges ou de blâme ; et j’ai toujours remarqué qu’à cet égard le public était très juste, et sait bien mettre à leur place les auteurs ou les objets de l’éloge ou de la critique. Quant à moi, qui par bonheur ou par malheur, comme il vous plaira, n’ai pas la plus petite obligation à aucun de ceux qui gouvernent aujourd’hui, et à qui ils n’ont fait proprement ni bien ni mal, j’ai pris pour devise à leur égard ce beau passage de Tacite : Mihi Galba, Otho, Vitellius, nec beneficio nec injuriâ cogniti ; sed incorruptam fidem professis, nec amore quisquam, et sine odio dicendus est. J’aurais été très fâché que l’on m’eût soupçonné d’être le bureau d’adresse des satires qu’on s’avise de faire contre le gouvernement, dont je n’ai ni à me louer ni à me plaindre, et dont je ne voudrais d’ailleurs me venger, si j’en étais persécuté, que par une conduite qui fît rougir les persécuteurs. Mais de quoi je suis bien étonné, c’est qu’on ait pu vous attribuer un moment une rapsodie où il n’y a ni goût, ni style, ni finesse, et où on a même eu l’esprit de défigurer le peu qu’on a conservé de votre véritable lettre. Je crois, en effet, que M. de Choiseul doit voir à présent que nous sommes dignes de son estime ; à l’égard de ses bontés, je vous en souhaite la continuation. Vous devriez l’engager, puisqu’il vous écoute et vous aime, à accorder quelque protection aux pauvres roués de Toulouse. La veuve vint me voir, il y a quelques jours, et m’apporter son mémoire ; ce spectacle me fit grande pitié. Il ne faut pas se plaindre d’être malheureux, quand on voit une famille qui l’est à ce point-là. Je parlerai et crierai même en leur faveur, c’est tout ce que je puis faire ; mais s’ils sont innocents, comme j’en suis persuadé, et qu’on ne force pas le parlement de Toulouse à leur faire réparation, je ne pourrai m’empêcher de dire : Dans quel pays sommes-nous !

Pour la philosophie, je ne crois pas qu’Omer et Palissot lui fassent réparation sitôt ; mais, en attendant, on fait justice de