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CORRESPONDANCE

PARTICULIÈRE.




À M. DE CONDORCET,


SUR MADAME GEOFFRIN.


Quis desiderio sit pudor, aut modus,
Tam cari capitis !

Horat. lib. I, Od. 20.


Tous ceux qui comme vous, mon cher ami, sont touchés des honneurs qu’on rend à la vertu, viennent de lire avec la plus vive sensibilité deux portraits intéressants de madame Geoffrin, tracés par deux philosophes vertueux[1] qui s’honoraient de son amitié, et dont l’amitié m’honore. Ils m’ont prévenu, heureusement pour sa mémoire, dans l’hommage que mon tendre sentiment pour elle voulait consacrer à sa cendre : le tableau si vrai et si touchant qu’ils ont fait de cette femme respectable, la rendra chère à ceux même qui ne l’ont pas connue, et à tous les hommes de bien qui lui survivront ; que pourrais-je faire de plus pour elle ? Mais, comblé si longtemps de son amitié et de ses bontés, puis-je me refuser la triste consolation de verser aussi quelques pleurs et de tracer quelques mots sur cette tombe, déjà couverte d’éloges et de larmes ? dois-je craindre ce que diront sans doute ces cœurs sans vertu, que l’éloge de la vertu fatigue : Encore madame Geoffrin ! Oui, encore elle ! Âmes sèches et frivoles, ce n’est pas pour vous que j’écris : âmes tendres et sensibles, lisez-moi, et pardonnez-moi.

Je suis pourtant arrêté, en prenant la plume, par une réflexion douloureuse. La perte de cette digne femme est toute récente ; le souvenir de ses vertus vit encore dans la mémoire même des indifférents : mais une cruelle expérience ne m’a que trop appris avec quelle promptitude affligeante la vertu même est oubliée quand elle n’est plus ; mon âme se flétrit et se resserre, en envisageant avec douleur cet affreux abîme de l’oubli, où tout va si rapidement se précipiter et s’engloutir. Hélas ! me suis-je dit, madame Geoffrin aura bientôt le même sort ; bientôt

  1. MM. Thomas et Morellet.