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tenté d’écrire en leur faveur, s’il était possible de rendre intéressants des gens que vous avez rendus si ridicules. Croyez-moi, point de faiblesse humaine ; laissez la canaille janséniste et parlementaire nous défaire tranquillement de la canaille jésuitique, et n’empêchez point ces araignées de se dévorer les unes les autres.

Je ne puis être fâché ni pour la France ni pour la philosophie de voir votre ancien disciple remonté sur sa bête. Il m’a envoyé, il y a un mois, trois pages de vers contre la géométrie. J’attends pour lui répondre qu’il ait fini le siège de Schweidnitz ; ce serait trop d’avoir à la fois la maison d’Autriche et la géométrie sur les bras.

Adieu, mon cher et illustre philosophe ; conservez votre santé, vos yeux, vos oreilles, votre gaieté, et surtout votre amitié pour moi. Mille respects à madame Denis, et mille compliments à frère Thiriot. S’il plaît aux rois de faire la paix, je ne désespère pas d’avoir encore le plaisir de vous embrasser.


Paris, 2 octobre 1762.


Oui, mon cher et illustre maître, j’ai reçu l’invitation de M. Schouvaloff, et j’y ai répondu comme vous vous y attendiez.

Scipion, accusé sur des prétextes vains,
Remercia les Dieux et quitta les Romains ;
Je puis en quelque chose imiter ce grand homme ;
Je rendrai grâce au ciel, et resterai dans Rome.

Quand je dis que je rendrai grâce au ciel, je crois que cela est bien honnête à moi, que je n’en ai pas trop de sujet, et que le ciel pourrait répondre à mes remerciements : il n’y a pas de quoi. Je mettrais bien plus volontiers à la tête de l’Encyclopédie, si jamais nous la finissons :

Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée.

Vous mettriez peut-être ces sots au lieu de ces dieux, et vous auriez raison. Mais demandez à ces sots s’ils ne se croient pas les dieux de la France, ses dieux tutélaires, ses dieux vengeurs, ses dieux lares, surtout depuis qu’ils ont chassé les dieux lares des jésuites.

L’air doux qu’on respire en France me fait supporter l’air du fanatisme dont on voudrait l’infecter, et je pardonne au moral en faveur du physique. Il faut faire dans ce pays-ci comme en temps de peste, prendre les précautions raisonnables, et ensuite aller son chemin, et s’abandonner à la Providence,