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énerverait ; d’affaiblir la haine en diminuant son cortège, et d’écarter le fantôme du pouvoir pour en augmenter la réalité : il se plaint donc peu à peu des tracas de la ville, de l’affluence du peuple, de celle des courtisans, louant le repos et la solitude, où, à l’abri de l’ennui et de la jalousie, on se livrait tout entier aux grandes affaires.

Un procès intenté dans ce même temps à Votienus Montanus, célèbre par son esprit, décida enfin Tibère à fuir le sénat et les vérités dures qu’il y entendait souvent. Ce Votienus fut accusé de discours injurieux à l’empereur ; Emilius, un des officiers, déposait contre lui : pour fortifier sa délation, il détaille et affirme tout, sans égard aux murmures de l’assemblée ; Tibère, instruit par là des horreurs dont on le chargeait en secret, s’écria, dans sa colère, qu’il voulait se purger à l’instant même, ou en justice réglée : les prières de ses voisins et l’adulation générale le calmèrent à peine.

Commencemens de la disgrâce d’Agrippine, femme de Germanicus.

On minait à Rome la maison de l’empereur ; et pour préparer le meurtre d’Agrippine, on fit accuser Claudia Pulchra, sa parente, par Domitius Afer, qui sortant de la préture, et peu considéré, cherchait à se faire un nom, même par des crimes. Il chargea Claudia d’adultère avec Furnius, de poisons et de maléfices destinés à l’empereur. Agrippine, toujours violente, et de plus irritée par le danger de sa cousine, va droit à Tibère ; elle le trouve sacrifiant à Auguste, et commence par là ses reproches : « Qu’en immolant des victimes à son père, il ne fallait pas en tourmenter les descendans ; que cette âme divine n’avait pas été transmise à des statues muettes ; que sa véritable image, née de son sang céleste, était en danger et recevait des outrages ; qu’en vain on cherchait des crimes à Pulchra, qui n’en avait d’autre que la sottise d’avoir fait Agrippine l’objet de son culte, oubliant que la même cause avait perdu Socia. » Ce discours arracha au sombre Tibère des duretés qui lui échappaient rarement. Il répondit à Agrippine par un vers grec, que son vrai chagrin était de ne pas régner. On condamna Pulchra et Furnius. Afer, pour cet essai de son génie, fut déclaré éloquent par l’autorité de Tibère, et mis au rang des grands orateurs. Il fit dans la suite le métier d’accusateur ou d’avocat avec plus de réputation que d’estime, et perdit enfin jusqu’à son talent, ayant l’esprit baissé par l’âge, et ne sachant pas se taire.