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surtout avoir en vue la renommée ; qu’ainsi il n’userait point d’une défaite trop facile, en laissant Livie la maîtresse de l’épouser après Drusus, de supporter le veuvage, de consulter ses plus proches parens, sa mère et son aïeul ; qu’il serait plus franc avec lui ; que d’abord la haine d’Agrippine deviendrait bien plus violente, si le mariage de Livie déchirait comme en deux factions (80) la maison des Césars ; que la jalousie déclarée de ces deux femmes avait déjà semé la discorde entre ses petits-fils : qu’arriverait-il si le trouble augmentait par une telle alliance ? Car vous vous trompez, mon cher Séjan, si vous croyez que vous resterez dans votre état, et que Livie, veuve de C. César et de Drusus, se résoudra à vieillir femme d’un chevalier romain ! Quand j’y consentirais, pensez-vous qu’on le souffrît, après avoir vu dans le plus haut rang le frère de Livie, son père et nos ancêtres ? Vous désirez, je le sais, de rester à la place où vous êtes ; mais ces magistrats, ces grands de l’État, qui forcent votre porte pour vous consulter sur toutes les affaires, ne craignent point de dire que votre état est bien au-dessus de celui d’un simple chevalier, et que mon père a beaucoup moins fait pour ses amis ; ils m’accusent par la jalousie qu’ils vous portent. Auguste, dites-vous, eut dessein de marier sa fille à un chevalier romain. Est-il surprenant qu’un prince occupé de tant de soins, et persuadé qu’il élèverait prodigieusement celui qu’il honorerait de cette alliance, ait parlé de Proculeius et de quelques autres, remarquables par l’éloignement où ils vivaient de toutes les affaires ? Incertains un moment avec Auguste, arrêtons-nous au choix qu’il fit d’Agrippa, et ensuite de moi ; voilà ce que me dicte mon amitié pour vous ; je ne m’oppose pourtant, ni à vos projets, ni à ceux de Livie. Je me tais en ce moment sur mes vues, et sur le dessein que j’ai de vous attacher étroitement à ma personne ; soyez seulement assuré qu’il n’est point de rang dont vos vertus et votre dévouement pour moi ne vous rendent digne : je m’en expliquerai quand il sera temps, soit au sénat, soit au peuple. »

Séjan, pénétré de crainte, ne parla plus de mariage, mais pria l’empereur de le mettre à l’abri des soupçons secrets, des discours publics, des traits de l’envie ; et pour ne pas diminuer son pouvoir en écartant la foule qui venait le chercher, ou fournir des armes contre lui en la recevant, il engagea Tibère à vivre loin de Rome dans quelque séjour agréable. Séjan y trouvait l’avantage d’être le maître des entrées et des lettres mêmes, qui presque toutes passaient par les soldats ; de gouverner plus facilement un prince déjà vieux et que la solitude