Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’en souvienne : elle m’accordera au-delà de mes désirs, si elle juge que j’ai été digne de mes ancêtres, attentif à vos intérêts, ferme dans les dangers, et bravant la haine pour faire le bien. Voilà les temples que j’ambitionne dans vos cœurs ; voilà les plus belles statues et les seules durables. Des monumens de pierre, si le jugement de la postérité les rend odieux, ne sont que de vils tombeaux. Je supplie donc les dieux de m’accorder jusqu’à la fin une âme tranquille, éclairée sur les lois divines et humaines ; nos citoyens et nos alliés, d’honorer, quand je ne serai plus, mes travaux et mon nom de leur souvenir et de leurs éloges. » II persista depuis, même dans ses entretiens particuliers, à dédaigner un pareil culte ; selon quelques uns par modestie ou par défiance, mais selon d’autres par bassesse ; ils disaient qu’une âme noble aspire à ce qui est grand ; qu’Hercule et Bacchus parmi les Grecs, Romulus chez nous, étaient ainsi devenus dieux ; qu’Auguste, en l’espérant, avait condamné Tibère ; que les princes jouissant à souhait des autres biens, n’en ont à ambitionner qu’un seul, l’hommage de la postérité ; et qu’en eux le mépris de la gloire est celui des vertus (79).

Lettre de Séjan à Tibère, et réponse de l’empereur.

Séjan, ivre de sa fortune, enhardi d’ailleurs par la passion de Livie, qui le pressait d’accomplir sa promesse de mariage, écrit à l’empereur ; c’était l’usage, même quand on était à sa cour : la lettre portait ; « Que la bienveillance d’Auguste pour lui, et les marques d’estime de Tibère, l’avaient accoutumé à porter au prince ses vœux et ses espérances avant de s’adresser aux dieux ; qu’il n’avait jamais désiré les grandes places, préférant de veiller, comme un simple soldat, à la garde et à la conservation de l’empereur ; qu’il était cependant parvenu à l’honneur suprême d’être cru digne de son alliance ; que de là naissait son espoir ; qu’Auguste, disait-on, lorsqu’il voulut marier sa file, avait même pensé à de simples chevaliers romains ; que si Tibère cherchait un époux à Livie, il se souvînt d’un ami, qui , sans renoncer à ses emplois, ne voulait que s’honorer de cette union, et mettre sa famille à l’abri de la haine injuste d’Agrippine ; qu’il ne la craignait que pour ses enfans, et aurait toujours assez vécu en se sacrifiant pour un si digne prince. »

Tibère loua les sentimens de Séjan, fit une mention légère de ses bienfaits, demanda du temps pour penser à cette affaire, et ajouta : « Que les autres hommes, quand ils délibèrent, écoutent leur intérêt seul ; que les princes, au contraire, doivent