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depuis long-temps, plutôt que d’exposer au grand jour l’excès de nos maux et notre impuissance de les guérir. Cependant ils ont fait leur devoir, et je souhaite que les autres magistrats les imitent. Pour moi, je ne puis ni me taire avec décence, ni m’expliquer avec liberté ; mon rôle n’est point celui d’un édile, ni d’un préteur, ni d’un consul ; On attend du chef de l’Etat quelque chose de plus grand et de plus relevé ; chacun s’attribue la gloire du bien ; lui seul demeure chargé du mal. Par où commencerai-je la réforme, le rétablissement de la simplicité ancienne ? par ces maisons de campagne d’une étendue immense ? ces esclaves sans nombre, et de tant de nations ?cette masse énorme d’or et d’argent ? ces bronzes, ces tableaux d’un si grand prix ? ces habits qui font ressembler les hommes à des femmes ? ces pierres enfin, pour lesquelles un sexe dissipateur engloutit notre argent chez les étrangers et les ennemis ?

Je sais que dans les festins et dans les cercles tous se plaignent de ces désordres, et demandent qu’on les réprime ; mais qu’on fasse une loi, qu’on parle de punitions, ils crieront que l’État est renversé, qu’on cherche à perdre ceux qui se distinguent, que personne n’est à l’abri des délations. Ce n’est que par des remèdes cruels qu’on guérit des maladies invétérées ; il faut de même à des âmes corrompues et corruptrices, malades et brûlantes, des remèdes aussi violens que leurs passions. Tant de lois imaginées par nos ancêtres, tant d’autres faites par Auguste, abolies ensuite, ou par l’oubli, ou, ce qui est plus criminel, par le mépris, n’ont fait qu’enhardir le luxe ; car la cupidité craint de voir défendu ce qui ne l’est pas encore ; mais dès qu’on a violé inpunément la loi, il n’y a plus ni honte ni crainte. Pourquoi l’économie était-elle autrefois en honneur ? c’est que chacun se modérait ; c’est que nous étions citoyens d’une seule ville. Bornés même par l’Italie, nos passions étaient moins vives. Les victoires du dehors nous ont appris à dévorer le bien d’autrui, les guerres civiles à dissiper le nôtre. Si nous envisageons tous nos maux, que nous trouverons léger celui-ci ! Personne ne vous dit que l’Italie subsiste par des secours étrangers, que la vie du peuple romain est tous les jours à la merci de la mer et des tempêtes. Si l’abondance des provinces ne venait au secours des maîtres, des esclaves, et de nos campagnes même, nos palais et nos bosquets nous feraient-ils vivre ? Tel est, sénateurs, le soin dont le prince est chargé, il n’y peut renoncer sans perdre l’État ; la réforme du reste est dans vos cœurs, l’honneur la fera chez nous, la nécessité chez les pauvres, la satiété chez les riches. Cependant, si quelque