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compagné de Claude[1] et des enfans de Germanicus qui étaient restés à Rome. Aurelius et Valerius, nouveaux consuls, le sénat et une grande partie du peuple remplirent les chemins, tous dispersés au hasard, et pleurant en liberté ; douleur d’autant plus vraie, que personne n’était la dupe du chagrin apparent de l’empereur.

Tibère et Livie ne se montrèrent point, soit qu’ils crussent déroger à leur grandeur en se laissant voir dans l’affliction, soit de crainte que leur visage, exposé aux yeux pénétrans du peuple, ne les trahît. Les historiens et les mémoires du temps, qui nomment Agrippine, Drusus, Claude et tous les autres parens de Germanicus, ne parlent point de sa mère Antonia[2], ni d’aucun devoir rendu par elle à son fils, soit qu’une maladie l’en empêchât, soit qu’accablée de douleur, elle ne pût voir un si cruel spectacle. Je croirais plutôt que Tibère et Livie la retinrent de force avec eux, afin qu’on supposât l’oncle et l’aïeule aussi affligés que la mère, et renfermés a son exemple.

Le jour qu’on porta les restes de Germanicus dans le tombeau d’Auguste, tour à tour un vaste silence (51) et de longs gémissemens se succédèrent. Toutes les rues de la ville se remplirent ; des flambeaux funèbres éclairaient le Champ-de-Mars. Là les soldats sous les armes, les magistrats sans marque de dignité, le peuple assemblé par tribus, criaient que la république était perdue. Dans les transports de leur douleur ils semblaient avoir oublié leurs maîtres (52). Mais ce qui blessa le plus profondément Tibère, ce fut l’intérêt qu’on témoignait pour Agrippine. On l’appelait le seul sang d’Auguste[3], l’honneur de la patrie, l’unique reste de l’ancienne république ; les yeux levés au ciel, on suppliait les dieux de conserver sa famille, et de la faire survivre aux méchans.

Plusieurs censuraient la modicité de la pompe funèbre (53) ; ils se rappelaient la magnificence de celle qu’Auguste avait faite à Drusus, père de Germanicus : « Qu’au cœur de l’hiver il avait été au-devant du corps jusqu’à Pavie, et l’avait accompagné jusqu’à Rome ; qu’on voyait autour du lit les images des Jules et des Claudius ; que ce prince avait été pleuré au Forum, loué dans la tribune, comblé de tous les honneurs anciennement ou nouvellement imaginés ; qu’on refusait à Germanicus ceux même qui se devaient et se rendaient à tous les nobles ; que l’éloignement avait pu forcer de brûler son corps

  1. Frère de Germanicus ; il fut empereur depuis, et succéda à Caligula.
  2. Fille de Marc-Antoine et d’Octavie, sœur d’Auguste ; elle avait épousé Drusus, frère de Tibère, de qui elle eut Germanicus.
  3. Elle était fille d’Agrippa et de Julie, fille d’Auguste.