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de pauvres vient ici demander de l’argent pour ses enfans, l’État va s’obérer sans rassasier personne. Nos ancêtres n’ont permis de s’écarter en opinant de l’objet des délibérations, que pour proposer ce qu’on croit utile à l’État, non pour rétablir ses affaires et sa fortune ; demande qui, accordée ou rejetée, rend odieux le sénat et son chef. Ce n’est point une prière, c’est une sollicitation importune et mal placée que de tourmenter le sénat occupé d’autres affaires, pour arracher la compassion par le nombre et l’âge de ses enfans, pour me faire violence à moi-même, et forcer en quelque sorte le trésor public, qu’il faudra remplir par des crimes quand nous l’aurons épuisé par des profusions. Hortalus, Auguste vous a fait des largesses, mais sans en être sommé, et sans que l’État s’obligeât à les perpétuer. L’industrie languira et fera place à l’indolence, si l’on n’a rien à craindre ni à espérer de soi-même ; chacun, fainéant pour soi, onéreux pour nous, attendra tranquillement des secours étrangers. » Ce discours, quoiqu’approuvé de ceux qui louent dans les princes le bien et le mal, fut reçu du plus grand nombre en silence, ou avec un secret murmure. Tibère s’en aperçut, et dit, après une petite pause, qu’il avait répondu à Hortalus ; mais que si le sénat le jugeait à propos, il donnerait deux cents grands sesterces[1] à chacun de ses enfans mâles. Les sénateurs le remercièrent ; Hortalus se tut, soit par crainte, soit que dans son infortune il se souvînt de la noblesse de son sang. Tibère ne fit plus rien pour cette famille, quoique réduite à une indécente pauvreté.

Projet hardi d’un esclave.

Cette année, un esclave de Postumus Agrippa[2], nommé Clemens, ayant appris la mort d’Auguste, forma un projet au-dessus de son état, d’aller dans l’île de Planasie, d’en enlever son maître par force ou par adresse, et de le montrer aux armées de Germanie. Bientôt le meurtre d’Agrippa lui inspire un dessein plus grand et plus dangereux. Comme il était à peu près de l’âge et de la figure de son maître, il se cache dans des lieux inconnus, laissant croître ses cheveux et sa barbe ; des émissaires choisis par lui répandent qu’Agrippa vit encore ; d’abord ils le disent à l’oreille, comme un secret de l’État ; le bruit s’étend, est avidement reçu par la multitude, et surtout par les esprits remuans qui désiraient une révolution. L’esclave se mon-

  1. Environ vingt mille livres.
  2. Voyez ci-dessus, page 44, le meurtre d’Agrippa, exécuté par ordre de Tibère dans l’île de Planasie, où ce malheureux prince était exilé.