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Jouvenci, et que parlent encore quelques professeurs célèbres de l’Université. Les successeurs du rhéteur dont je parle ne sauraient trop s’éloigner de ses traces.

Je sais que le latin étant une langue morte, dont presque toutes les finesses nous échappent, ceux qui passent aujourd’hui pour écrire le mieux en cette langue, écrivent peut-être fort mal : mais du moins les vices de leur diction nous échappent aussi ; et combien doit être ridicule une latinité qui nous fait rire ? Certainement un étranger, peu versé dans la langue française, s’apercevrait facilement que la diction de Montaigne, c’est-à-dire du seizième siècle, approche plus de celle des bons écrivains du siècle de Louis XIV, que celle de Geoffroy de Ville-Hardouin, qui écrivait dans le treizième siècle.

Au reste, quelque estime que j’aie pour nos humanistes modernes, je les plains d’être forcés à se donner tant de peine pour parler fort élégamment une autre langue que la leur. Ils se trompent, s’ils s’imaginent en cela avoir le mérite de la difficulté vaincue : il est plus difficile d’écrire et de parler bien sa langue, que de parler et d’écrire une langue morte ; la preuve en est frappante. Je vois que les Grecs et les Romains, dans le temps que leur langue était vivante, n’ont pas eu plus de bons écrivains que nous n’en avons dans la nôtre ; je vois qu’ils n’ont eu, ainsi que nous, qu’un très-petit nombre d’excellens poëtes, et qu’il en est de même de toutes les nations. Je vois au contraire que le renouvellement des lettres a produit une quantité prodigieuse de poëtes latins, que nous avons la bonté d’admirer : d’où peut venir cette différence ? et si Virgile ou Horace revenaient au monde pour juger ces héros modernes du Parnasse latin, ne devrions-nous pas avoir grand’peur pour eux ? Pourquoi, comme l’a remarqué un auteur moderne, telle compagnie, fort estimable d’ailleurs, qui a produit une nuée de versificateurs latins, n’a-t-elle pas un seul poëte français qu’on puisse lire ? Pourquoi les recueils de vers français qui s’échappent par malheur de nos collèges ont-ils si peu de succès, tandis que plusieurs gens de lettres estiment les vers latins qui en sortent ? Je dois, au reste, avouer ici que l’Université de Paris est très-circonspecte et très-réservée sur la versification française, et je ne saurais l’en blâmer.

Concluons de ces réflexions, que les compositions latines sont sujettes à de grands inconvéniens, et qu’on ferait beaucoup mieux d’y substituer des compositions françaises. C’est ce qu’on commence à faire dans l’Université de Paris : on y tient cependant encore au latin par préférence ; mais enfin on commence à y enseigner le français.