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monsieur, en cas que vous preniez le parti de donner votre lettre au public, de vouloir bien ne pas me faire présager l’espèce de reproche indiscret que vous paraissez faire à l’éditeur des derniers volumes, d’avoir imprimé votre article. Je pourrais ajouter ici beaucoup d’autres réflexions ; mais l’affaire dont il s’agit n’est pas de nature à se traiter par écrit ; et je vous prie même de n’en plus parler, laissant à votre décision la conduite que vous devez tenir. Toutes ces raisons, monsieur, me paraissent plus que suffisantes pour me déterminer à vous renvoyer la lettre que vous m’avez fait l’honneur de me communiquer ; je vous remercie d’ailleurs de votre confiance, et je vous prie d’être persuadé de la reconnaissance avec laquelle j’ai l’honneur d’être,

Votre très-humble, etc.

JUGEMENT
SUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE.


S’il est vrai que le meilleur livre est celui dont il y a le plus à retenir, cet ouvrage peut avec justice être placé au nombre des bons : il m’a paru bien supérieur à tout ce que je connaissais jusqu’ici de l’auteur. J’avais trouvé dans quelques unes de ses productions une métaphysique souvent fausse et toujours inutile : je n’avais été bien frappé que du mérite du style, et j’avoue que la vérité est ce dont je fais le plus de cas dans les ouvrages comme dans les hommes : dans celui-ci ce n’est plus, comme dans les autres livres de J. J. Rousseau, une nature gigantesque et imaginaire ; c’est la nature telle qu’elle est, à la vérité, dans des âmes tout à la fois tendres et élevées, fortes et sensibles ; en un mot, d’une trempe peu commune. Mais je crois que le mérite de ce roman ne peut être bien senti que par des personnes qui aient aimé avec autant de passion que de tendresse, peut-être même que par des personnes dont le cœur soit actuellement pénétré d’une passion profonde, heureuse ou malheureuse. Si par hasard cette réflexion était juste, faudrait-il s’étonner que ce livre essuie tant de critiques ?

J’entends dire que toutes les lettres sont du même ton, et que c’est toujours l’auteur qui parle et non pas les personnages : je n’ai point senti ce défaut ; les lettres de l’amant sont pleines de