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Un second obstacle que les traducteurs se sont donné, c’est la timidité qui les arrête, lorsqu’avec un peu de courage ils pourraient se mettre à côté de leurs modèles. Ce courage consiste à savoir risquer des expressions nouvelles, pour rendre certaines expressions vives et énergiques de l’original. On doit sans doute user de pareilles licences avec sobriété ; elles doivent de plus être nécessaires. Et quand le seront-elles ? sera-ce dans les occasions où la difficulté de traduire ne viendra que du génie des langues ? chacune a ses lois, qu’il n’est pas permis de changer ; parler latin en français, serait plutôt une entreprise bizarre qu’une hardiesse heureuse. Mais quand on aura lieu de juger que l’auteur aura hasardé dans sa langue une expression de génie, c’est alors qu’on pourra en chercher de pareilles. Or qu’est-ce qu’une expression de génie ? ce n’est pas un mot nouveau, dicte par la singularité ou par la paresse ; c’est la réunion nécessaire et adroite de quelques termes connus, pour rendre avec énergie une idée nouvelle. C’est presque la seule manière d’innover qui soit permise en écrivant.

La condition la plus indispensable dans les expressions nouvelles, c’est qu’elles ne présentent au lecteur aucune idée de contrainte, quoique la contrainte les ait occasionées. On se trouve quelquefois avec des étrangers de beaucoup d’esprit, qui parlent facilement et hardiment notre langue ; en conversant, ils pensent dans leur langue et traduisent dans la nôtre, et nous regrettons souvent que les termes énergiques et singuliers qu’ils emploient, ne soient point autorisés par l’usage. La conversation de ces étrangers, en la supposant correcte, est l’image d’une bonne traduction. L’original doit y parler notre langue, non avec cette timidité superstitieuse qu’on a pour sa langue naturelle, mais avec cette noble liberté qui sait emprunter quelques traits d’une langue pour en embellir légèrement une autre. Alors la traduction aura toutes les qualités qui doivent la rendre estimable ; l’air facile et naturel, l’empreinte du génie de l’original, et en même temps ce goût de terroir que la teinture étrangère doit lui donner.

Des traductions bien faites seraient donc le moyen le plus sûr et le plus prompt d’enrichir les langues. Cet avantage serait, ce me semble, plus réel que celui que leur attribuait le fameux satirique du dernier siècle, admirateur aussi passionné des anciens, que juge sévère et quelquefois injuste des modernes[1]. « Les Français, disait-il, manquent de goût ; il n’y a que le goût ancien qui puisse former parmi nous des auteurs et des connaisseurs ; et de bonnes traductions donneraient ce goût précieux à ceux.

  1. Voyez l’Histoire de l’Académie Française, I. 2.