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le mérité à la difficulté vaincue, souvent il y en aurait moins à créer qu’à traduire. Dans les hommes de génie, les idées naissent sans efforts, et l’expression propre à les rendre naît avec elles ; exprimer d’une manière qui nous soit propre des idées qui ne sont pas à nous, c’est presque uniquement l’ouvrage de l’art, et cet art est d’autant plus grand qu’il ne doit point se laisser voir. Mais quelque caché qu’il soit, nous savons toujours qu’il y en a eu, et c’est pour cela que nous préférons les ouvrages originaux aux ouvrages d’imitation. La nature ne perd jamais ses droits sur nous ; les productions auxquelles elle a présidé seule, sont toujours celles qui nous touchent davantage. Ainsi les fruits nés dans leur sol naturel par une culture ordinaire et des soins médiocres, sont préférés aux fruits étrangers qu’on a fait naître dans ce même sol avec beaucoup de peine et d’industrie ; on goûte les derniers, et l’on revient toujours aux autres.

Cependant, en accordant aux écrivains créateurs le premier rang qu’ils méritent, il semble qu’un excellent traducteur doit être placé immédiatement après, au-dessus des écrivains qui ont aussi bien écrit qu’on le peut faire sans génie. Mais il y a parmi nous une espèce de fatalité attachée à tous les arts qui consistent à se revêtir d’un personnage étranger. Il en est que nous avons avilis par le préjugé le plus injuste ; il en est que nous ne considérons pas assez, et le métier de traducteur est de ce nombre.

Ce n’est pas seulement cette injustice qui rend leur travail si ingrat, et le nombre de bons traducteurs si petit. Quoiqu’ils trouvent dans l’exercice de leur art assez d’entraves qu’ils ne peuvent rompre, nous avons pris plaisir à resserrer gratuitement leurs liens, comme pour nuire à leur encouragement et à nos intérêts.

Le premier joug qu’ils souffrent qu’on leur impose, ou plutôt qu’ils s’imposent eux-mêmes, c’est de se borner à être les copistes plutôt que les rivaux des auteurs qu’ils traduisent. Superstitieusement attachés à leur original, ils se croiraient coupables de sacrilège s’ils l’embellissaient, même dans les endroits faibles ; ils ne se permettent que de lui être inférieurs, et n’ont pas de peine à réussir. C’est à peu près comme si un graveur habile, qui copie le tableau d’un grand maître, s’interdisait quelques touches fines et légères pour en relever les beautés, ou pour en masquer les défauts. Le traducteur, trop souvent forcé de rester au-dessous de son auteur, ne doit-il pas se mettre au-dessus quand il le peut ? Objectera-t-on qu’il est à craindre que cette liberté ne dégénère en licence ? Quand l’original sera bien choisi, les occasions de le corriger ou de l’embellir seront rares ; si elles sont fréquentes, il ne vaut pas la peine qu’on le traduise.