Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

surtout dans notre langue, qui n’admet point, comme l’italien et l’anglais, les vers non rimés, et qui ne permet rien ni au traducteur ni au poëte ? Plusieurs de nos écrivains, par amour pour les difficultés, ou pour la poésie, ont prétendu qu’on ne pouvait rendre les poëtes en prose, que c’était les défigurer, les dépouiller de leur principal charme, la mesure et l’harmonie. Il reste à demander si l’on n’est pas réduit, en vers, à les imiter plutôt qu’à les traduire ? La différence seule d’harmonie dans les deux langues, oppose une difficulté insurmontable aux traductions en vers. Croit-on que notre poésie, avec ses rimes, ses hémistiches toujours semblables, l’uniformité de sa marche, et, si on l’ose dire, sa monotonie, puisse représenter la cadence variée de la poésie grecque et latine ? mais la différence d’harmonie est encore le moindre obstacle. Qu’on interroge ceux de nos grands poëtes qui ont fait passer avec succès en notre langue quelques beaux endroits de Virgile ou d’Homère : combien de fois ont-ils été forcés de substituer aux idées qu’ils ne pouvaient rendre, des idées également heureuses et prises dans leur propre fonds, de suppléer aux vers d’image par des vers de sentiment, à l’énergie de l’expression par la vivacité des tours, à la pompe de l’harmonie par des vers pensés ? Je n’en citerai qu’un exemple. On connaît ces beaux vers de Virgile sur les malheureux qui se sont donnés la mort :

· · · · · · · · · · · · · · · Qui sibi lethum
Insontes peperêre manu, lucemque perosi
Projecêre animas.

Détestant la lumière, ils ont, dit le poëte, jeté la vie loin d’eux. Le génie timide de notre langue ne permettait pas d’employer cette image, toute animée et toute noble qu’elle est ; un de nos grands poètes y a substitué ces deux beaux vers :

Ils n’ont pu supporter, faibles et furieux,
Le fardeau de la vie imposé par les dieux.

Peut-être est-il difficile de décider auquel des deux poëtes on doit donner la préférence ; mais il est aisé de voir que les vers français ne sont nullement la traduction des vers latins. Traduire un poëte en prose, c’est mettre en récitatif un air mesuré ; le traduire en vers, c’est changer un air mesuré en un autre qui peut ne lui céder en rien, mais qui n’est pas le même. D’un côté, c’est une copie ressemblante, mais faible ; de l’autre, c’est un ouvrage sur le même sujet, plutôt qu’une copie. Mais que faut-il donc faire pour bien connaître les poëtes qui ont écrit dans une langue étrangère ? Il faut l’apprendre.

Que conclure de ces réflexions ? Si l’on mesurait uniquement