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OBSERVATIONS
SUR
L’ART DE TRADUIRE EN GÉNÉRAL,
ET SUR CET ESSAI DE TRADUCTION EN PARTICULIER.

Ce ne sont point ici des lois que je viens dicter. Ceux de nos bons écrivains qui se sont exerces avec succès dans l’art de traduire, auraient plus de droit de s’ériger en législateurs ; mais ils ont mieux fait que de transcrire des règles, ils ont donné des exemples. Etudions l’art dans leurs ouvrages, et non dans quelques décisions mal assurées, sur lesquelles on dispute. Quels préceptes en effet sont préférables à l’étude des grands modèles ? Celle-ci éclaire toujours, ceux-là nuisent quelquefois. Dans tous les genres de littérature, la raison a fait un petit nombre de règles, le caprice les a étendues, et le pédantisme en a forgé des fers que le préjugé respecte, et que le talent n’ose briser. De quelque côté qu’on se tourne dans les beaux-arts, on voit partout la médiocrité dictant les lois, et le génie s’abaissant à lui obéir. C’est un souverain emprisonné par des esclaves. Cependant, s’il ne doit pas se laisser subjuguer, il ne doit pas non plus tout se permettre. Cette règle, si utile, au progrès de la littérature, doit s’étendre, ce me semble, non-seulement aux ouvrages originaux, mais aux ouvrages d’imitation même, tels que sont les traductions. Essayons, dans cet écrit, d’éviter les deux excès d’une rigueur et d’une indulgence également dangereuses. Nous examinerons d’abord les lois de la traduction, eu égard au génie des langues, ensuite relativement au génie des auteurs, enfin par rapport aux principes qu’on peut se faire dans ce genre d’écrire.

On croit communément que l’art de traduire serait le plus facile de tous, si les langues étaient exactement formées les unes sur les autres. J’ose croire que dans ce cas on aurait plus de traducteurs médiocres et moins d’excellens. Les premiers se borneraient à une traduction servilement littérale, et ne verraient rien au-delà. Les autres y voudraient de plus l’harmonie et la facilité du style, deux qualités que les bons écrivains n’ont jamais négligées, et qui font même le caractère de quelques uns. Ainsi le traducteur aurait besoin d’une extrême finesse pour distinguer dans quel cas la perfection exacte de la ressemblance