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des styles ; nous sentons, par exemple, que la manière d’écrire de Cicéron vaut mieux que celle de Sénèque, que le style de Tite-Live n’est pas celui de Tacite, et ainsi du reste ; donc nous sommes très au fait de la langue latine, et par conséquent très en état de la parler et de l’écrire. Plaisante raison ! Nous sentons, il est vrai, la différence d’un style simple à un style épigrammatique, d’un style périodique et arrondi d’avec un style coupé ; il suffit pour cela de savoir la langue très-imparfaitement. Mais connaîtrons-nous la valeur et la nature des mots et des tours, connaissance absolument essentielle pour bien parler et bien écrire la langue ? Si nous savons que Cicéron a mieux parlé latin que les autres auteurs, c’est parce que toute l’antiquité l’a dit ; nous en jugeons sur la parole de ses contemporains, et non d’après des nuances que nous ne pouvons sentir.

Mais, dit-on encore, nous nous apercevons que le latin du moyen âge est barbare. Donc nous en sentons la différence d’avec le bon latin, quoique le latin soit une langue morte. Autre excellent raisonnement (1) ! C’est comme si on disait : un étranger très-médiocrement versé dans la langue française, s’apercevra aisément que le style de nos vieux et mauvais poètes n’est pas celui de Racine ; donc cet étranger sera en état de bien écrire en français.

Ménage, dit-on enfin pour dernière objection, écrivait parfaitement en italien ; cependant il n’avait jamais été en Italie, et jamais il n’avait parlé que français aux Italiens qu’il avait vus. Je veux croire, car je ne sais pas si les Italiens en conviendraient, que Ménage écrivait très-bien en leur langue. Il n’avait jamais été en Italie ; à la bonne heure : il n’avait jamais parlé que français aux Italiens qu’il avait vus ; cela n’est guère vraisemblable, mais passe encore : on conviendra du moins qu’il avait eu avec ces Italiens de fréquentes et de profondes conférences sur leur langue ; or cela suffisait à la rigueur pour la bien savoir, et croit-on qu’il ne les consultât pas sur ses productions italiennes, et qu’il ne se corrigeât pas d’après leurs avis ? Pour moi, j’ose assurer que s’il n’avait jamais étudié l’italien que dans les livres, il n’aurait jamais écrit en cette langue que très-imparfaitement. On me permettra même de douter que ses vers italiens fussent aussi bons qu’on nous l’assure, lorsque je vois que ses vers français étaient détestables. Que penser à plus forte raison de ses vers latins, et surtout de ses vers grecs ?

On peut faire à peu près la même réflexion sur tant d’écrivains modernes, qui passent pour avoir fait d’excellens vers latins. Par quelle fatalité n’ont-ils jamais pu produire deux vers français supportables ! Que faut-il pour faire un bon poëte ? De