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que nous l’accordons toujours le plus tard et le moins qu’il nous est possible. L’affectation du style nuit d’ailleurs à l’expression du sentiment, et par conséquent à la vérité. Un écrivain justement célèbre par ses ouvrages, mais modèle quelquefois dangereux et juge quelquefois suspect en matière de goût, donne des éloges à cette phrase de La Rochefoucault, l’esprit a été en moi la dupe du cœur, pour dire, j’ai cru ma maîtresse fidèle, parce que je le souhaitais. Cette dernière expression est pourtant celle de la nature ; c’est la seule qui se présente à un amant affligé : la première est d’un bel esprit qui n’aime point, ou qui n’aime plus.

Un des moyens les plus surs pour juger si le style a cette simplicité si précieuse et si rare, c’est de se mettre à la place de l’auteur, de supposer qu’on ait eu la même idée à rendre que lui, et de voir si, sans effort et sans apprêt, on l’aurait rendue de même :

O malheureux Phocas ! O trop heureux Maurice !
Tu retrouves deux fils pour mourir après toi,
Et je n’en puis trouver pour régner après moi.

L’homme le plus ordinaire ayant ce sentiment à exprimer, l’aurait-il énoncé en d’autres termes que Corneille ? La seule différence entre l’homme ordinaire et le grand homme, c’est que le dernier a trouvé ce sentiment dans son âme, et que l’autre aurait eu besoin qu’on le lui suggérât.

Aussi les traits vraiment éloquens sont ceux qui se traduisent avec le moins de peine, parce que la grandeur de l’idée subsiste toujours sous quelque forme qu’on la présente, et qu’il n’est point de langue qui se refuse à l’expression naturelle et simple d’un sentiment sublime.

Les hommes, dit un philosophe moderne, ont tous à peu près le même fond de pensées ; ils ne diffèrent guère que par la manière dont ils les rendent. Il y a, ce me semble, du vrai et du faux dans cette maxime. Tous les hommes ont le même fond de pensées communes, que l’homme ordinaire exprime sans agrément, et l’homme d’esprit avec grâce ; une grande idée n’apppartient qu’aux grands génies ; les esprits médiocres ne l’ont que par emprunt ; ils montrent même, par les ornemens qu’ils lui prêtent, qu’elle n’était point chez eux dans son terroir naturel, et s’y trouvait dénaturée et transplantée.

Mais, dira-t-on, si l’éloquence proprement dite, celle qui se propose de nous remuer par de grands objets, a si peu besoin des régies de l’élocution, si elle ne doit avoir d’autre expression que celle qui est dictée par la nature ; pourquoi donc les anciens,