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pleurs, dit Horace dans cet admirable Art poétique, qu’on doit appeler le code du bon goût ; ou peut ajouter à ce précepte, tremblez et frémissez, si vous voulez me faire trembler et frémir : il faut avouer cependant, que si l’agitation qui anime l’orateur au moment de la production doit toujours être très-vive, il n’est pas nécessaire qu’elle soit semblable par sa nature à celle qu’il se propose d’exciter. Notre âme a deux ressorts par lesquels on la met eu mouvement, le sentiment et l’imagination. Le premier de ces deux ressorts a sans doute le plus de force ; mais l’imagination peut quelquefois en jouer le rôle et en tenir la place. C’est par là qu’un orateur, sans être réellement affligé, fera verser des pleurs à son auditoire et en répandra lui-même ; c’est par là qu’un comédien, en se mettant à la place du personnage qu’il représente, agite et trouble les spectateurs au récit animé des malheurs qu’il n’a pas ressentis ; c’est enfîn par là que des hommes nés avec une imagination sensible, peuvent inspirer dans leurs écrits l’amour des vertus qu’ils n’ont pas. L’imagination ne supplée jamais au sentiment par l’impression qu’elle fait sur nous-mêmes ; mais elle peut y suppléer par l’impulsion qu’elle donne aux autres. L’effet du sentiment en nous est plus concentré ; celui de l’imagination est plus fait pour se répandre au dehors ; l’action de celle-ci est plus violente et plus courte, celle du sentiment est plus forte et plus constante.

Ainsi l’émotion qui doit animer l’orateur, doit réparer par sa véhémence ce qu’elle pourra ne pas avoir en durée ; elle ne ressemblera pas à cette agitation superficielle que l’éloquence excite dans les âmes froides ; impression purement mécanique, produite par l’exemple ou par le ton qu’on a donné à la multitude : plus l’auditeur aura de génie, plus aussi son impression ressemblera à celle de l’orateur ; plus il sera capable d’imiter ce qu’il admire.

Si l’effet de l’éloquence est de faire passer dans l’âme des autres le mouvement qui nous anime, il s’ensuit que plus le discours sera simple dans un grand sujet, plus il sera éloquent, parce qu’il représentera le Sentiment avec plus de vérité. Je ne sais par quelle raison tant d’écrivains modernes nous parlent de l’éloquence des choses, comme s’il y avait une éloquence des mots. L’éloquence, on ne saurait trop le redire, n’est jamais que dans le sujet ; et le caractère du sujet, ou plutôt du sentiment qu’il produit, passe de lui-même au discours. L’éloquence ne consiste donc point, comme quelques anciens l’ont dit, et comme tant d’échos l’ont répété, à dire les grandes choses d’un style sublime, mais d’un style simple. C’est affaiblir une grande