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dans l’orateur, par le soin froid et étudié qu’il se donnerait pour le rendre ; et tout le fruit de ses efforts serait de persuader à ses auditeurs qu’il ne ressentait pas ce qu’il a voulu leur inspirer. Aimez, et faites tout ce qu’il vous plaira, dit un père de l’Eglise aux chrétiens, sentez vivement, et dites tout ce que vous voudrez, voilà la devise des orateurs. Qu’on interroge les écrivains de génie sur les plus beaux endroits de leurs ouvrages, ils avoueront presque toujours que ces endroits sont ceux qui leur ont coûté le moins, parce qu’ils ont été comme inspirés en les produisant. Débarrassée de toute contrainte, et bravant quelquefois les règles mêmes, la nature produit alors ses plus grands miracles ; on éprouve alors la vérité de ce passage de Quintilien : C’est l’âme seule qui nous rend éloquens, et les ignorons même, quand une violente passion les agite, ne cherchent point ce qu’ils ont à dire. Tel était l’enthousiasme qui animait autrefois le paysan du Danube, et qui le fit admirer dans le sanctuaire de l’éloquence par le sénat de Rome. C’est ce même enthousiasme, prompt à se communiquer à l’auditeur, qui met tant de différence entre l’éloquence parlée, si on peut se servir de cette expression, et l’éloquence écrite. L’éloquence dans les livres est à peu près comme la musique sur le papier, muette, nulle, et sans vie ; elle y perd du moins sa plus grande force ; et elle a besoin de l’action pour se déployer. Nous ne pouvons lire sans être attendris les péroraisons touchantes de Cicéron pour Flaccus, pour Fonteius, pour Sextius, pour Plancius et pour Sylla, les plus admirables modèles d’éloquence que l’antiquité nous ait laissés dans le genre pathétique : qu’on imagine l’effet qu’elles devaient produire dans la bouche de ce grand homme ; qu’on se représente Cicéron au milieu du barreau, animant par ses pleurs le discours le plus touchant, tenant le fils de Flaccus entre ses bras, le présentant aux juges, et implorant pour lui l’humanité et les lois ; sera-t-on surpris de ce qu’il nous apprend lui-même, qu’il fut interrompu par les gémissemens et les sanglots de l’auditoire ? sera-t-on surpris que ce tableau ait séduit et entraîné les juges ? sera-t-on surpris enfin, que l’éloquence de Cicéron lui ait servi tant de fois à sauver des cliens coupables ? Aussi l’Aréopage, qui ne voulait qu’être juste, avait interdit sévèrement l’éloquence aux avocats. On y demandait, comme dans nos tribunaux, plus de raisons que de pathétique ; et les juges d’Athènes, ainsi que les nôtres, eussent fait perdre à Cicéron la plupart des causes qu’il avait gagnées à Rome.

Non-seulement il faut sentir pour être éloquent, mais il ne faut pas sentir à demi, comme il ne faut pas concevoir à demi pour s’énoncer avec clarté. Pleurez, si vous voulez me tirer des