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sembler à ce mathématicien sévère, qui après avoir lu la scène admirable du délire de Phèdre, demandait froidement, qu’est-ce que cela prouve ?

La définition que nous avons donnée de l’éloquence renferme l’idée la plus générale qu’on puisse en avoir. C’est, avons-nous dit, le talent de faire passer avec rapidité et d’imprimer avec force dans l’âme des autres le sentiment profond dont on est pénétré. Cette définition convient à l’éloquence même du silence, langage énergique et quelquefois sublime des grandes passions ; à l’éloquence du geste, qu’on peut appeler l’éloquence du peuple, par le pouvoir qu’elle a pour subjuguer la multitude, toujours plus frappée de ce qu’elle voit que de ce qu’elle entend ; enfin, à cette éloquence adroite et tranquille, qui se borne à convaincre sans émouvoir, et qui ne cherche point à arracher le consentement, mais à l’obtenir. Cette dernière espèce d’éloquence n’est peut-être pas la moins puissante ; on est moins en garde contre l’insinuation que contre la force. Néanmoins comme le talent d’émouvoir est le caractère principal de l’éloquence, c’est aussi sous ce point de vue que nous allons principalement la considérer.

Le propre de l’éloquence est non-seulement de remuer, mais d’élever l’âme ; c’est l’effet même de celle qui ne paraît destinée qu’à nous arracher des larmes ; le pathétique et le sublime se tiennent ; en se sentant attendri, on se trouve en même temps plus grand, parce qu’on se trouve meilleur ; la tristesse délicieuse et douce, que produisent en nous un discours, un tableau touchant, nous donne bonne opinion de nous-mêmes par le témoignage qu’elle nous rend de la sensibilité de notre âme ; ce témoignage est une des principales sources du plaisir qu’on goûte en aimant, et en général de celui que les sentimens tendres et profonds nous font éprouver.

Nous appelons l’éloquence un talent, un art, comme l’ont appelée la plupart des rhéteurs ; car tout art s’acquiert par l’étude et par l’exercice, et l’éloquence est un don de la nature. Les règles ne sont destinées qu’à être le frein du génie qui s’égare, et non le flambeau du génie qui prend l’essor ; leur unique usage est d’empêcher que les traits vraiment éloquens ne soient défigurés par d’autres, ouvrages de la négligence ou du mauvais goût. Ce ne sont point les règles qui ont inspiré à Shakespeare le monologue admirable d’Hamlet ; mais elles nous auraient épargné la scène barbare et dégoûtante des fossoyeurs.

On rend avec netteté ce que l’on conçoit bien ; de même ou énonce avec chaleur ce que l’on sent avec enthousiasme, et les mots viennent aussi aisément pour exprimer une émotion vive qu’une idée claire. Le sentiment s’affaiblirait, s’éteindrait même