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sans pousser une plainte ni un soupir. Ou trouve eu Russie des moines qui, pour faire pénitence, se plongent, au cœur de l’hiver, dans l’eau, et attendent que le froid et la glace les y fassent périr.

Les mœurs étant donc le souverain maître de la vie humaine, appliquons-nous à acquérir des mœurs honnêtes et vertueuses.

L’habitude qui commence dès l’enfance s’appelle éducation. Dans un âge plus avancé, on prend difficilement un nouveau pli, si l’on en excepte quelques hommes qui ont eu soin de tenir leur âme ouverte à toutes sortes de préceptes, et d’être, pour ainsi dire, toujours prêts à une éducation nouvelle ; mais ce cas est fort rare.

Si l’habitude a tant de force, lors même qu’elle est simple et isolée, combien ne doit-elle pas en avoir lorsqu’elle est appuyée par la liaison et par le commerce ? car alors l’exemple instruit, la société persuade, l’émulation aiguillonne, la gloire anime.

La nature s’agrandit en nous, et se multiplie en quelque sorte par une société honnête et par une éducation salutaire. Un bon gouvernement et de bonnes lois nourrissent la vertu en herbes, mais ne la font pas si promptement venir en maturité ; mais tel est le malheur de la condition humaine, que la force de l’habitude, de l’éducation, de la société, du gouvernement et des lois, est employée souvent aux fins les moins honnêtes.

CHAPITRE XIV.
De la Fortune.

On ne peut nier que les hasards et les événemens extérieurs n’aient beaucoup de pouvoir pour avancer ou reculer la fortune. La faveur des grands, la mort de quelqu’un, l’occasion aident les talens et le travail.

Il est pourtant vrai, en général, que chacun est le premier et le principal artisan de sa fortune ; mais, parmi les causes extérieures qui y contribuent, il n’y en a point de plus efficace et de plus prompte que les fautes des concurrens ou des ennemis ; la sottise de l’un est toujours l’avancement de l’autre. On a raison de dire qu’un serpent ne devient dragon qu’après avoir dévoré un autre serpent comme lui.

Si l’on cherche la fortune avec des yeux perçans et attentifs, on la trouvera ; car si elle est aveugle, elle n’est pas invisible : le chemin qui conduit à elle est semblable à la voie lactée, qui est un amas immense de petites étoiles, chacune imperceptible en particulier, mais lumineuses toutes ensemble. De même il y a plusieurs vertus (ou, pour mieux dire, plusieurs qualités) peu