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exercer sur les choses qui vous plaisent le moins : à l’égard de celles qui vous plaisent, n’ayez point d’heure fixe pour vous y livrer, votre esprit y volera assez de lui-même dès que les affaires et les études nécessaires le lui permettront.

Le naturel produit constamment de bonnes et mauvaises herbes ; il faut donc constamment arracher les unes et arroser les autres.

CHAPITRE XIII.
De la Coutume et de l’Éducation.

Les pensées des hommes suivent ordinairement leurs inclinations, et leurs discours suivent les doctrines et les opinions dont ils sont imbus ; mais leurs actions suivent l’habitude : c’est pourquoi (comme le remarque Machiavel, quoique sur un exemple criminel et odieux) il ne faut se fier ni à la violence du naturel, ni à celle des discours, à moins qu’elle ne soit affermie par l’habitude.

L’exemple que Machiavel donne est celui-ci : que, pour quelque action hardie et cruelle, il ne faut se reposer ni sur la férocité du naturel, ni sur les promesses les plus constantes, ni même sur les sermens ; mais qu’il faut charger de l’exécution du crime, des hommes sanguinaires, et exercés depuis long-temps aux meurtres. Quand Machiavel parlait ainsi, il ne connaissait ni Jacques Clément, ni Ravaillac, ni Balthasard Gérard, qui n’étaient pas des assassins de profession, quoique l’assassinat des rois et des princes les ait rendus trop fameux ; c’est que la règle de Machiavel a une exception, et c’est dans la superstition que cette exception se trouve. La superstition a fait, de nos jours, de si grands progrès, que les assassins de profession ne sont pas plus redoutables que les superstitieux, et qu’un vœu, même de répandre le sang, a autant de pouvoir que l’habitude.

Dans tout le reste, la force de l’habitude se manifeste à chaque instant. C’est une chose singulière que de voir un grand nombre de personnes se répandre en protestations, en promesses, en paroles, et oublier ensuite tout cela pour agir à leur ordinaire, comme s’ils étaient des statues et des machines inanimées, mues et poussées par le seul rouage de l’habitude.

On peut voir encore la tyrannie de la coutume dans plusieurs autres occasions. Les Gymnosophistes indiens, anciens et modernes, se mettent tranquillement sur le bûcher, et se sacrifient au feu qu’ils adorent. Les femmes même s’empressent d’être jetées dans le bûcher de leurs maris. Les enfans de Sparte se laissaient autrefois fustiger patiemment devant l’autel de Diane,