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nous jusqu’à un certain point. C’est celle qui résulte de la proportion entre les membres d’une même phrase et entre le nombre des syllabes qui composent chaque membre. C’est à quoi, ce me semble, se réduit presque uniquement le plaisir de l’harmonie que les phrases de Cicéron nous font éprouver ; plaisir qui ne me paraît pas tout-à-fait chimérique, surtout quand on compare les phrases de cet orateur à d’autres, par exemple, au style heurté et coupé de Tacite et de Sénèque.

À cette source principale du plaisir, réel ou supposé , que nous procure l’harmonie latine, on peut encore en ajouter une seconde, mais à la vérité beaucoup plus légère et plus imparfaite. C’est la différence des longues et des brèves, plus sensible dans cette langue que dans la nôtre, et peut-être que dans toutes les langues modernes, qui cependant ne sont pas à beaucoup près dépourvues de prosodie. Il faut avouer que très-souvent en prononçant le latin nous estropions ces longues et ces brèves ; mais enfin nous en marquons aussi quelquefois la différence, et plus souvent même que dans notre langue, quoique nous ayons aussi nos longues et nos brèves, mais moins fréquentes : car chez les anciens presque toutes les syllabes étaient décidées brèves ou longues, chez nous le plus grand nombre n’est ni long ni bref. Or cette différence marquée des longues et des brèves doit nous faire trouver dans l’harmonie de la langue latine plus de variété que dans la nôtre, et par cela seul plus de plaisir, toutes choses d’ailleurs supposées égales. Une musique qui ne serait formée presque entièrement que de simples blanches ou de simples noires, serait certainement plus monotone, et par conséquent moins agréable, que si dans cette même musique, sans y rien changer d’ailleurs, on entremêlait avec intelligence et avec goût les noires et les blanches, et s’il résultait de là une mesure plus vive, plus marquée, et plus variée dans ses parties.

Il est aisé d’expliquer par les principes ou plutôt par les faits que nous venons d’établir, pourquoi le Français, l’Anglais, l’Italien, l’Allemand, etc., trouvent tous jusqu’à un certain point de l’harmonie dans la langue et dans la poésie latine. Mais il faut convenir en même temps et par les mêmes principes, que le plaisir que cette harmonie leur cause est bien imparfait, bien mutilé, si on peut s’exprimer ainsi, et bien inférieur au plaisir que les Romains devaient éprouver en lisant leurs orateurs et leurs poëtes. Ajoutons que ce plaisir même n’est pas absolument semblable pour les différens peuples modernes ; que tel vers de Virgile doit paraître plus harmonieux à un Français, tel autre à un Allemand, et ainsi du reste ; mais que tout se compense de manière qu’il résulte en total pour chaque nation le même