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rien de semblable pour nos amis. J’aimerais mieux dire d’un ami traître ce que dit Job de la Divinité : Nous avons reçu les biens des mains de Dieu, pourquoi n’en recevrions-nous pas aussi les maux ?

Se venger, c’est entretenir une blessure que l’oubli et le temps auraient guérie.

La vengeance publique est toujours juste et souvent utile ; c’est tout le contraire de la vengeance privée ; le vindicatif ressemble aux empoisonneurs, qui, après avoir été funestes aux autres, finissent par l’être à eux-mêmes, et par se perdre.

CHAPITRE VI.
De l’Amour.

L’amour a plus fait de bien au théâtre qu’aux hommes. Il a fourni des sujets intéressans à la scène tragique, et beaucoup nui à la scène du monde. C’est tantôt une sirène, tantôt une furie. Presque aucun des hommes illustres, anciens et modernes, n’a été tyrannisé par cette ardeur insensée. Les grandes âmes et les grandes affaires l’excluent. Il faut pourtant excepter Marc Antoine, qui sut allier le courage et les talens au goût des plaisirs ; et Appius Clodius le décemvir, dont l’âme austère ne put échapper à l’amour. Ce qui prouve que l’amour entre non-seulement dans un cœur ouvert, mais quelquefois même dans un cœur bien fortifié qu’on ne garde pas avec soin.

Cette passion, toujours excessive, insulte à la nature et à la vraie valeur des choses, par l’usage perpétuel qu’elle fait de l’exagération et de l’hyperbole. On a remarqué que chacun est pour soi-même un premier flatteur entouré d’adulateurs subalternes ; l’amant est quelque chose de plus. Jamais l’homme le plus vain n’a parlé de lui-même, comme l’amant de ce qu’il aime. Aussi a-t-on dit avec raison, qu’amour et sagesse sont à peine le privilège d’un Dieu. Cette frénésie est aperçue non-seulement par les indifférens, mais même par la personne aimée, à moins que l’amour ne soit réciproque ; car l’amour se paie toujours, ou par un amour mutuel, ou par un mépris intérieur et secret.

Les hommes ne sauraient donc être trop en garde contre cette passion, qui perd tout, à commencer par celui qui l’éprouve. Les maux qu’elle fait sont renfermés dans la fable de Pâris, qui, en préférant Hélène à tout, se priva des dons de Junon et de Minerve ; car s’abandonner à l’amour, c’est renoncer à la sagesse et à la fortune.

Cette fièvre a ses plus violens accès dans les temps où l’âme