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Celui qui meurt profondément occupé de quelque grand désir, est comme un blessé que l’ardeur du sang empêche de sentir sa plaie.

La mort enfin a cet avantage d’ouvrir la porte à la renommée et d’éteindre l’envie : on est aimé quand on n’est plus.

CHAPITRE III.
De l’Adversité.

Sénèque, parlant en stoïcien, a dit une grande vérité : Les vertus de la prospérité sont dignes d’envie, et celles de l’adversité, d’admiration. En effet, si l’on regarde comme un prodige ce qui surpasse les forces de la nature, le courage dans l’adversité est le prodige le plus grand. Quel plus beau spectacle, a dit le même philosophe avec une élévation digne de lui, que la tranquillité d’un Dieu unie à la fragilité humaine ?

La vertu a quelque chose de semblable aux corps odoriférans, qui ne rendent jamais plus de parfum que lorsqu’on les broie ou qu’on les brûle ; car la prospérité met les vices dans leur jour, et le malheur y met les vertus.

CHAPITRE IV.
Du Mariage et du Célibat.

Les plaisirs des pères et mères sont secrets, ainsi que leurs peines et leurs craintes ; ils ne peuvent peindre ceux-là et n’osent parler de celles-ci. Les enfans rendent le travail plus doux et l’infortune plus amère ; ils multiplient les soins de la vie, mais ils affaiblissent l’idée de la mort.

S’éterniser dans sa race est un avantage commun à tous les animaux ; s’immortaliser par ses actions, est le propre de l’homme : aussi voyons-nous que les plus belles entreprises et les plus utiles ont été faites, pour l’ordinaire, par des hommes qui n’avaient point d’enfans. Ils ont épousé et doté l’État ; ne pouvant laisser après eux l’image de leur corps, ils étaient jaloux de laisser celle de leur âme : on peut donc dire que les hommes les plus occupés de la postérité, sont ceux qui n’en ont point.

Avoir une femme et des enfans, c’est donner des otages à la fortune ; car une famille est un obstacle aux grands efforts, soit en bien, soit en mal.

Dans le célibat, on est bon ami, bon maître, bon serviteur morne, rarement sujet fidèle.

Le célibat est convenable aux ecclésiastiques, que les soins du