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écrit, pour ne pas trop multiplier dans une même phrase les mots qui renferment ces sortes de syllabes. Plus une langue a de syllabes douces, et moins elle en a de sonores, plus il faut d’attention pour que la mélodie n’en soit pas trop molle, et pour ainsi dire trop efféminée. Quand une langue a un mélange heureux d’expressions douces et d’expressions sonores, il en devient plus facile de composer dans cette langue des phrases harmonieuses.

De même une langue qui permet l’inversion, et par conséquent où l’arrangement des mots est libre jusqu’à un certain point, donne certainement plus de facilité pour l’harmonie du discours, qu’une langue où l’inversion n’est pas permise, et par conséquent où l’arrangement des mots est forcé.

Appliquons ces principes à la langue latine ; nous serons étonnés de voir combien peu ils nous seront utiles, pour déterminer en quoi peut consister, par rapport à nous, l’harmonie de cette langue.

Nous ignorons absolument comment les Latins prononçaient la plupart de leurs voyelles et de leurs consonnes ; par conséquent nous ne pouvons guère juger en quoi consistait l’harmonie des mots de leur langue. Nous avons seulement lieu de croire, que l’inversion leur donnait plus de facilité qu’à nous pour être harmonieux dans leurs phrases ; mais l’espèce d’harmonie qui résulte des mots pris en eux-mêmes et de la suite des mots, il faut convenir de bonne foi que nous ne la sentons guère.

Je dis que nous ne la sentons guère ; car je ne nie pas que nous ne puissions en sentir quelque chose ; et ce sentiment tient surtout au mélange plus ou moins heureux des voyelles avec les consonnes, soit dans les mots isolés, soit dans leur enchaînement. Mais dans ce mélange même, combien de nuances doivent nous échapper, attendu notre ignorance de la vraie prononciation ?


Nous savons de plus que les Latins, et surtout les Grecs, élevaient ou abaissaient la voix sur un grand nombre de syllabes ; ce qui devait nécessairement contribuer chez eux à la mélodie du discours, surtout quand ces élèvemens ou abaissemens étaient distribués d’une manière agréable à l’oreille. Or, en prononçant le latin et le grec, nous ne pratiquons point du tout ces élèvemens et ces abaissemens successifs de la voix, si familiers et si fréquens chez les anciens ; autre source de plaisir perdue pour nous dans l’harmonie des langues mortes et savantes.

Il n’y a, ce me semble, dans les phrases latines et grecques, qu’une seule espère d’harmonie qui puisse être sensible pour