Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est votre conservation et votre sûreté qui remplissent mon âme d’inquiétude. Mille terreurs secrètes me troublent. Comment pourrai-je sauver des amis si fidèles ? D’aujourd’hui, César, je commence à te craindre.

LUCIUS.

César nous pardonnera si nous lui demandons grâce.

CATON.

Demandez-la-lui donc, je vous en conjure. Dites-lui que c’est Caton seul qui a tout fait : ajoutez-y même, si vous le voulez, que je l’implore pour vous, que je le supplie, les larmes aux yeux, de ne point punir mes amis de leur vertu. Juba, je suis inquiet pour toi. Te conseillerai-je de regagner la Numidie, ou d’aller trouver le vainqueur ?

JUBA.

Puissent les Dieux abandonner Juba, s’il t’oublie jamais tant que le ciel lui conservera la vie.

CATON.

Tes vertus, cher prince, je te le prédis, rendront un jour ton nom respectable et célèbre. Ce ne sera pas toujours un crime à Rome d’avoir été l’ami de Caton. Portius, approche-toi ; tu as vu mon fils dans un état corrompu, ton père en butte aux méchans, lutter contre le vice et les factions. Tu me vois aujourd’hui accablé, sans force, et désespérant du succès. Retire-toi, si tu m’en crois, dans les campagnes que tes pères ont habitées et cultivées, ou l’illustre Caton le Censeur travaillait de ses mains, où nos respectables ancêtres, bénis des Dieux et des hommes, ont mené une vie champêtre, frugale et heureuse. Mène, à leur exemple, dans cette solitude, une vie obscure et retirée ; prie pour la paix de Rome ; borne-toi à être obscurément vertueux. Quand le crime l’emporte, et que le méchant a le pouvoir en main, le poste d’honneur est l’état privé.

PORTIUS.

Pourquoi, mon père, ordonnez-vous à Portius de prendre soin d’une vie que vous dédaignez vous-même ?

CATON.

Adieu, mes amis : s’il est quelqu’un parmi vous qui n’ose se fier à la clémence du vainqueur, sachez que j’ai fait préparer des vaisseaux dont les voiles sont déjà enflées par un vent favorable, et qui vous conduiront aux ports les plus éloignés et les plus sûrs. Puis-je faire encore quelque chose pour vous ? Le conquérant approche. Adieu pour la dernière fois. Si jamais nous nous re-