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pas, dans ce vers, un maître ordinaire qui ne commande qu’à quelques hommes, mais un maître semblable à la divinité, à qui tout obéit.

(66). Tant la servitude marchait par une même route étroite et glissante ! Le texte porte : adeò augusta et lubrica oratio. J’ai pris la liberté d’ajouter légèrement à l’original, pour pouvoir rendre les mots augusta et lubrica, et je crois que le lecteur me pardonnera cette liberté, qui ne défigure point, ce me semble, la pensée de l’auteur.

Quoique je n’aie pas la prétention d’embellir Tacite (et je me flatte que cet aveu sera cru sans peine), j’ai osé dire, en faveur de ceux qui ont plus de talent que moi, dans les observations qui sont à la tête des morceaux choisis de Tacite (p. 36) : « Le traducteur, trop souvent forcé de rester au-dessous de son auteur, ne doit-il pas se mettre au-dessus quand il le peut ? etc. » Je renvoie le lecteur à ce qui précède et à ce qui suit ce passage, que je rappelle uniquement ici pour me féliciter d’avoir pensé sur ce sujet comme M. l’abbé Delille dans le discours préliminaire de sa belle traduction des Géorgiques. « Le devoir le plus essentiel du traducteur, dit-il, celui qui les renferme tous, c’est de chercher à produire dans chaque morceau le même effet que son auteur. Il faut qu’il représente, autant qu’il est possible, sinon les mêmes beautés, au moins le même nombre de beautés. Quiconque se charge de traduire contracte une dette ; il faut, pour l’acquitter, qu’il paye non avec la même monnaie, mais la même somme. Quand il ne peut rendre une image, qu’il y supplée par une pensée ; s’il ne peut peindre à l’oreille, qu’il peigne à l’esprit ; s’il est moins énergique, qu’il soit plus harmonieux ; s’il est moins précis, qu’il soit plus riche, Prévoit-il qu’il doive affaiblir son auteur dans un endroit ? qu’il le fortifie dans un autre ; qu’il lui restitue plus bas ce qu’il lui a dérobé plus haut, en sorte qu’il établisse partout une juste compensation, mais toujours en s’éloignant le moins qu’il sera possible du caractère de l’ouvrage et de chaque morceau. C’est pour cela qu’il est injuste de comparer chaque phrase du traducteur à celle du texte qui y répond. C’est sur l’ensemble et l’effet total de chaque morceau, qu’il faut juger de son mérite. Mais, pour traduire ainsi, il faut non-seulement se remplir, comme on l’a dit si souvent, de l’esprit de son modèle, oublier ses mœurs pour prendre les siennes, quitter son pays pour habiter le sien ; mais aller chercher ses beautés dans leur source, je veux dire dans la nature : pour mieux imiter la manière dont il a peint les objets, il faut voir les objets eux-mêmes, et, à cet égard, c’est composer jusqu’à un certain point, que de traduire. »

Je reviens à la traduction du passage de Tacite qui a occasioné cette remarque, et je proposerai ici, en y joignant quelques observations, différentes autres manières dont on pourrait rendre ce passage. Ces observations seront peut-être de quelque utilité aux jeunes étudians, à qui mon ouvrage est principalement destiné.