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vous n’avez pas voulu voir ; et l’esprit humain vous étonnera également par son étendue et par ses bornes.

Votre mépris pour l’érudition est très-injuste. C’est elle qui nourrit et fait vivre toutes les autres parties de la littérature, depuis le bel esprit jusqu’au philosophe ; il faut l’encourager par les mêmes principes qui dans un État bien policé font encourager les cultivateurs.

Peut-être auriez-vous raison de vous plaindre de l’incertitude de l’histoire, si elle ne devait pas être autre chose pour un philosophe que la connaissance aride des faits. Sans doute elle ne dit pas toujours la vérité ; mais elle ne la dit encore que trop pour le principal objet que vous deviez vous proposer dans cette lecture, celui de connaître les hommes. Vous n’auriez pas été surpris en sortant de votre solitude de les trouver tels qu’ils sont ; et vous auriez appris à en aimer quelques uns, à fuir le reste, et à les craindre tous.

Les journaux, j’en conviens, disent encore moins vrai que l’histoire ; mais soyez équitable ; n’avez-vous jamais rien donné dans vos écrits à l’amitié, à la reconnaissance, à l’intérêt, peut-être même à la haine ? Pourquoi exiger plus de perfection dans les autres ?

Vous êtes excusable d’avoir essayé de lire à la fois tant de poètes, d’orateurs et de romans, mais non pas de les avoir lus jusqu’au bout ; vos premières lectures en ce genre auraient du vous persuader que les vrais ouvrages d’agrément sont aussi rares que les gens vraiment aimables. Tant pis pour vous cependant, si Corneille et Bossuet ne vous ont pas élevé l’âme, si Racine ne vous a pas arraché des larmes, si Molière ne vous a pas paru le plus grand peintre du cœur humain, si vous ne savez pas Quinault et La Fontaine par cœur. Je ne parle pas des anciens leurs maîtres, qu’il ne faut pourtant pas toujours louer, quoiqu’ils soient morts ; ni des vivans leurs disciples, qu’il faut savoir louer quelquefois, quoiqu’ils soient vivans.

Malheureux dans vos lectures par votre faute, vous deviez vous attendre à l’être de même dans vos ouvrages. Vous avez voulu faire une tragédie, et vous ignorez les passions ; une comédie, et vous ignorez le monde ; une histoire, et vous ne savez pas que lorsqu’on écrit l’histoire de son temps, il faut se résoudre à passer pour satirique ou pour flatteur, et par conséquent se préparer d’avance à la haine ou au mépris.

Vous vous plaignez des critiques ; mais savez-vous que se faire imprimer, est une manière tacite et modeste d’annoncer aux autres hommes, souvent très-mal à propos, qu’on croit avoir plus d’esprit qu’eux ; et deviez-vous vous flatter de ne point es-