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qu'une vertu remuante, qui fait mourir avec orgueil, mais inutilement pour la patrie.

Sa perte, déplorable pour nous, triste pour ses amis, n’a pas même été indifférente aux inconnus et aux étrangers. Tous, jusqu’à cette multitude occupée d’autres objets, venaient s’informer de son état ; tous en parlaient, soit en public, soit dans les cercles. Personne n’eut de joie de sa mort ; personne même ne l’oublia aussitôt. Le soupçon très-répandu de poison rendait sa fin plus touchante. Je ne garantis point ce fait ; mais, pendant toute sa maladie, l’empereur, soit inquiétude, soit curiosité cruelle (179), lui députa ses premiers affranchis et ses médecins de confiance plus fréquemment qu’un souverain n’envoie de pareils messages (180). Des courriers répandus sur la route rendaient compte au prince de ses derniers momens ; et personne ne crut affligeant pour lui ce qu’il était si pressé d’apprendre. Cependant il feignit une sorte de douleur (181), tranquille désormais sur l’objet de sa haine, et cachant mieux sa joie que sa crainte. On assure qu’ayant lu le testament d’Agricola, qui le nommait héritier avec une digne épouse et une fille chérie, il en fut flatté comme d’une marque d’estime. Aveuglé et corrompu par des flatteries continuelles, il ne sentait pas que le prince est un tyran dès qu’un bon père le fait son héritier (182).

Agricola était né sous le troisième consulat de Caïus, le treize de juin. Il mourut dans sa cinquante-sixième année, le vingt-trois août, sous le consulat de Collega et de Priscus. Son extérieur, si la postérité s’y intéresse, était noble sans fierté ; son visage (183), toujours serein, était de plus très-agréable : on le croyait aisément un homme de bien, et volontiers un grand homme. Quoiqu’enlevé au milieu de sa course, il a vécu très-long-temps pour sa gloire : il a joui des vrais avantages de la vertu, et, après les honneurs du consulat et du triomphe, que pouvait y ajouter la fortune ? Son bien était honnête sans être excessif. Heureux de n’avoir point survécu à son épouse et à sa fille, il l’est encore d’avoir joui de son mérite, de sa gloire, de ses proches et de ses amis, et d’être échappé à l’avenir qui le menaçait. Car si d’un côté il désirait de voir Trajan régner, et de jouir avec nous de ce siècle heureux qu’il n’a fait que présager et qu’entrevoir ; de l’autre, il se consolait d’une mort prématurée, qui le dérobait à ces temps cruels, où Domitien ne laissant plus respirer l’État par intervalles, l’engloutit comme d’un seul coup.

Agricola n’a point vu le sénat assiégé et bloqué de gens armés, tant de consulaires égorgés, tant de femmes du premier rang exilées ou fugitives. Le délateur Metius n’avait encore eu qu’un succès ; les discours cruels de Messallinus étaient renfermés dans