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rendissent son arrivée trop brillante, il entra, suivant l’ordre de Domitien, de nuit à Rome et au palais. L’empereur l’embrassa froidement sans rien dire, et le laissa disparaître dans la foule des esclaves. Cependant Agricola, voulant tempérer par d’autres vertus l’éclat de ses exploits, choquant pour des hommes oisifs, rendit sa retraite plus rigoureuse ; simple dans ses vêtemens, dans ses discours, sans autre cortège qu’un ou deux amis. La multitude, qui n’estime (178) que par vanité les grands hommes, cherchait sa réputation dans son extérieur ; peu l’y démêlaient.

Ayant quitté la cour, il y fut souvent accusé, et le prince forcé de l’absoudre. Sans reproche et sans aucun tort avec personne, il avait contre lui sa gloire, la haine de l’empereur pour la vertu, et des ennemis d’autant plus méchans, qu’ils le louaient. Bientôt nos disgrâces firent parler de lui. Une longue suite de malheurs, et chaque année marquée par de sanglantes défaites, forçaient de demander Agricola pour général : on comparait son expérience, sa fermeté, son courage, avec la lâcheté et la négligence des autres. Ce cri vint jusqu’aux oreilles de l’empereur. Tous ses affranchis appuyant la voix publique, les plus vertueux par attachement pour lui, les plus méchans par envie et par malignité, fortifiaient également son penchant au crime. Ainsi les vertus d’Agricola et la malice de ses ennemis le menaient à la gloire par un précipice.

Il était à la veille de tirer au sort le proconsulat d’Asie ou d’Afrique ; le meurtre récent de Civica lui servait d’avis, et à Domitien d’essai. Quelques confidens du prince vinrent, comme d’eux-mêmes, demander à Agricola s’il accepterait un gouvernement. D’abord ils se bornèrent à louer son amour pour le repos : ils s’offrirent ensuite de faire agréer son refus ; enfin levant le masque, et mêlant les menaces aux conseils, ils le traînèrent devant Domitien. L’empereur, préparé à feindre, entendit avec une hauteur étudiée les raisons de son refus, les approuva, et souffrit ses remercîmens sans rougir d’une grâce si odieuse. Quoiqu’il eût donné à d’autres la gratification d’usage pour les proconsulaires, il l’en priva, choqué peut-être de ce qu’elle n’était pas demandée, ou craignant de paraître acheter ce qu’il exigeait. On hait ceux qu’on a blessés ; tel est le cœur humain. Cependant la férocité de l’empereur, plus implacable lorsqu’elle se montrait moins, était adoucie par la prudence et la modération d’Agricola ; car il ne cherchait point, par une vaine ostentation de liberté et d’audace, la renommée et la mort. Il apprenait aux admirateurs de la licence que, sous un tyran, il peut y avoir de grands hommes ; qu’une soumission décente, et une conduite mesurée, quoique ferme, est bien plus louable