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êtes d’un âge ou le feu des passions est amorti, et votre vie est à l’abri de la censure. Jusqu’ici vous n’avez éprouvé que les rigueurs de la fortune. La prospérité est pour l’âme une épreuve plus dangereuse ; le bonheur corrompt ceux qui ont supporté le malheur. Votre caractère vous portera à conserver la probité, la liberté, l’amitié, ces biens si précieux de l’homme ; de vils courtisans chercheront à vous les ravir ; les flatteurs vous assiégeront, poison le plus funeste des âmes honnêtes ; l’intérêt sera leur règle. Nous nous entretenons aujourd’hui avec franchise ; les autres parleront à notre rang plutôt qu’à nous ; car il est difficile de donner à un prince de bons conseils ; mais, quel qu’il soit, on le flatte sans l’aimer.

Si le corps immense de l’Empire pouvait conserver son équilibre sans avoir de chef, je méritais que la république recommençât à moi (157). Mais depuis long-temps les besoins de l’État sont tels que ma vieillesse ne peut donner rien de mieux au peuple romain qu’un bon successeur, ni votre jeunesse rien de mieux qu’un bon prince. Sous Tibère, Caïus et Claude, Rome a été comme l’héritage d’une seule famille ; nous sommes les premiers qu’on ait élus ; c’est déjà une sorte de liberté. La maison des Claudes et des Jules étant éteinte, l’adoption donnera l’Empire aux plus vertueux. Descendre et naître d’un prince est un hasard, et ne laisse point de choix à faire ; l’adoption en donne la liberté, et la voix publique le désigne. Rappelez-vous le sort de Néron fier d’une longue suite d’empereurs ses aïeux ; ce n’est ni Vindex qui gouvernait une province désarmée, ni moi qui commandais une seule légion, mais sa cruauté et ses débauches qui en ont délivré le genre humain. C’est le premier prince condamné à mort. La guerre et la voix publique nous ont appelés ; l’envie ne nous ôtera pas cette gloire. Ne soyez pourtant pas étonné, après ce violent ébranlement de l’univers, de voir deux légions remuer encore. Le trouble agitait l’Etat quand j’en ai pris les rênes ; et ma vieillesse, le seul reproche qu’on me fait, disparaîtra par votre adoption. Néron sera toujours regretté par les scélérats ; c’est à vous et à moi d’empêcher qu’il ne le soit par les gens de bien. De plus longs avis seraient hors de saison, et vous n’en avez pas besoin, si j’ai fait un bon choix. La règle de conduite la plus utile et la plus simple pour vous c’est de penser à ce que vous souhaiteriez ou craindriez dans un autre prince ; car il n’en est pas de cette nation comme des autres où une maison règne et le reste obéit. Vous allez commander à des hommes qui ne savent être ni tout-à-fait libres, ni tout-à-fait esclaves. »