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se plaignit, sans nommer personne, que d’autres sénateurs abandonnassent les affaires publiques, et donnassent aux chevaliers romains l’exemple de l’oisiveté ; qu’il n’était point étonnant qu’on ne vînt plus des provinces éloignées, puisque la plupart des consulaires et des prêtres se livraient à la mollesse dans leurs jardins. Ce fut comme un trait que les accusateurs saisirent.

Cossutianus commença ; Marcellus s’écria plus violemment : « Que la république était à deux doigts de sa perte ; que l’insolence des sujets avait lassé la clémence du maître ; que les sénateurs, jusqu’alors trop indulgens, se laissaient impunément braver par le rebelle Thrasea, par son gendre Helvidius, complice de ses fureurs ; par un Agrippinus, héritier de la haine de son père pour les Césars ; par un Curtius Montanus, auteur de chansons infâmes ; que Thrasea reparût au sénat comme consulaire, aux prières comme prêtre, au serment comme citoyen, si, par un mépris public des lois et des cérémonies anciennes, il ne voulait pas se déclarer traître ; qu’accoutumé à jouer le sénateur et à protéger les calomniateurs du prince, il vînt dire ce qu’il trouvait à corriger ou à reprendre ; moins odieux s’il blâmait en détail, que s’il condamnait tout par son silence. Est-ce la paix dont jouit toute la terre qui lui déplaît ? Sont-ce tant de victoires sans aucune perte ? Sénateurs, cessez de favoriser l’orgueil d’un homme que le bien public afflige, qui déserte les tribunaux, les théâtres, les temples, et menace de s’exiler d’une ville où il ne trouve plus ni sénat, ni magistrats, ni Rome. Qu’il se délivre pour toujours de cette patrie, depuis long-temps éloignée de son cœur, et aujourd’hui même de ses yeux. »

Ce discours, qu’il prononçait avec fureur, d’un air menaçant, les yeux égarés, le visage en feu, ne produisit point dans les sénateurs cette tristesse à laquelle l’oppression les avait accoutumés, mais une terreur nouvelle et plus profonde, augmentée par les soldats qu’ils voyaient en armes. En même temps ils se représentaient le visage vénérable de Thrasea ; leur compassion s’étendait sur Helvidius, qu’on punissait injustement de lui être allié ; sur Agrippinus, à qui l’on imputait les malheurs d’un père innocent, et victime de Tibère ; sur Montanus enfin, jeune homme vertueux et sage dans ses écrits, menacé de l’exil pour ses talens.

Cependant Ostorius Sabinus, délateur de Soranus, entra, et commença par l’accuser de liaison avec Rubellius Plautus, et d’avoir songé, dans son proconsulat d’Asie, à se faire un nom aux dépens de l’État, en fomentant les séditions des peuples. À ces anciens griefs il ajoutait, que la fille de Soranus avait partagé